La mémoire des vaincus
comment Makhno était suspect parmi les camarades, bien qu’elle, May, lui conservât admiration et affection ; que, de toute manière, elle défendrait toujours les proscrits ; pourquoi aucune des nouvelles grosses têtes de l’Union n’avait fait le voyage à Moscou, s’étant toujours refusée à collaborer avec les cocos.
— Je voudrais rencontrer une de tes grosses têtes.
— Alors, vois d’abord Lecoin.
Alfred Barthélemy rencontra Lecoin au siège du Libertaire. Il se souvenait de l’avoir aperçu jadis à Belleville, distribuant des tracts, et même de cette réflexion de Rirette disant qu’il ne ferait guère parler de lui car on l’emprisonnait dès qu’il ouvrait la bouche. Lecoin comptait déjà six ans de taule à son actif, mais la prison, au lieu de l’annihiler, l’avait propulsé comme leader. Alors que la plupart des « vieux » anars s’étaient dévalués par leur participation à l’Union sacrée, alors que Delesalle, Rosmer, Monatte, Monmousseau, s’intégraient au parti communiste, Lecoin demeurait un pur libertaire, incontournable. Fred fut stupéfait par sa si petite taille. Il devait courber sa grande carcasse pour lui causer. Souvent, la haute taille de Fred le gênait, comme ce jour où, au Kremlin, il remarqua, confus, qu’il dominait Lénine d’une tête. Lecoin, si minuscule, avait pourtant acquis une telle puissance que, cette année même, il avait fait libérer Émile Cottin, « l’assassin de Clémenceau ». Il ne montrait aucun complexe de sa courte stature, n’en perdant pas un pouce, dressé sur ses talons comme sur des ergots, le menton relevé, regardant son interlocuteur de ses yeux ronds.
Lecoin, après avoir parcouru le testament de Lénine, s’exclama :
— Un testament ! Tu te rends compte de ce que tu trimbales ! Ce bon bourgeois de Lénine qui rédige un testament de père de famille, qui déshérite les uns, bénit les autres. Ah ! il est bien le digne successeur du suprême bourgeois Karl Marx, qui veillait avec tant d’attention sur la vertu de ses filles et qui couchait avec sa bonne. Un testament ! Mais qu’est-ce que tu veux bien que ça nous foute, les dernières volontés de Lénine !
May s’interposa, soulignant qu’à Moscou Fred avait toujours soutenu les libertaires.
Lecoin haussa les épaules.
— Il est hors de doute que les partisans de la dictature dite du prolétariat n’auraient jamais causé tant de mal chez nous si des révolutionnaires intègres, comme Monatte, ne les avaient mis en selle. Monatte, Delesalle. Rosmer, ont acclimaté le bolchevisme en France. Maintenant, le mal est là. Ils s’en mordront les doigts. En attendant, c’est nous tous qui allons déguster. Toi, Barthélemy, tu as fait pire. Tu t’es servi des libertaires pour asseoir l’autorité du Komintern.
— Mais non, protesta Fred, je me suis servi du Komintern pour infiltrer nos camarades libertaires.
— Le penses-tu vraiment ? Es-tu naïf ? Es-tu salaud ?
Sur cette rebuffade, Fred s’en fut du Libertaire, accompagné par May qui tentait de le consoler :
— Te tracasse pas. Louis a mauvais caractère, mais c’est un bon gars. Faut dire qu’en Russie tu me paraissais plutôt suspect. Jusqu’au jour où, devant moi, tu as rembarré Trotski. Ils ne se rendent pas compte, ici, ils croient que Trotski c’est quelqu’un comme Cachin.
Cachin, Frossard ? Il revoyait ces délégués français minables, lors de la formation de la III e Internationale. Cachin malmené par Boukharine et pleurant comme un gosse.
— Qu’est devenu Frossard ? demanda Fred à May.
— Il a abandonné les communistes l’an dernier, pour réintégrer le parti socialiste.
Fred se rendit chez Frossard. Ce dernier lut attentivement la copie du testament et la rendit à son visiteur, sans un mot.
— Me serais-je donné tout ce mal pour apporter un faux document ?
— Je le présume vrai. Il reflète exactement les dissensions au sein du Parti. C’est pourquoi je l’ai quitté. Mais à plus forte raison, s’il est authentique, n’en parlons pas. Attendons la suite. De toute manière, que pouvons-nous ? Foutaise ! Trotski, le plus malin, enlèvera le morceau. Je vous conseille de vous taire. D’ailleurs, on ne vous écoutera pas. La France, qui dispose enfin d’un gouvernement de gauche, n’a aucun intérêt à se mettre mal avec les bolcheviks. Vous auriez dû rester en Russie, monsieur Barthélemy, vous y jouissiez d’une
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