La mémoire des vaincus
agonies. Seulement elle ne fait pas oublier ses orgies, ses pogroms. Trotski me paraît plus sain. Tu m’inquiètes, Fred, avec ta tendance à glisser du côté des voyous. Valet, Almereyda, Makhno, tout ça c’est la même mauvaise engeance.
— Vous regardez la Russie de trop loin et vous mélangez tout. Makhno a été porté par l’Ukraine libertaire. Peut-être, dans l’ivresse de ses victoires, s’est-il laissé aller à des orgies, je ne sais, mais à des massacres de Juifs, non. Ses deux conseillers les plus écoutés étaient juifs : Voline et Baron.
Comme Delesalle s’entêtait à ne pas vouloir perdre ses illusions, Fred l’interrogea sur Flora, sur Rirette. Mais il n’avait pas revu les deux femmes. Ils se quittèrent, amers. Léona, devenue sourde, n’avait rien entendu de leur conversation. Elle embrassa Fred sur les joues, de trois baisers sonores, l’invitant à souper un de ces prochains soirs.
En traversant le carrefour de l’Odéon, la statue de Danton l’arrêta, comme jadis. Le bronze ruisselait d’une récente averse. Danton, ce Danton que Trotski croyait réincarner et qui lui ressemblait si peu avec sa stature massive. L’incompréhension de Delesalle donnait à Fred la sensation d’une défaite. Il s’apercevait qu’il n’était pas attendu, ni par Flora, ni par aucun camarade. Pendant ces six années, chacun était allé son chemin.
Comment vivre maintenant ? De quoi ? Que ferait-il ? En Russie, le Parti subvenait à tous ses besoins. Fugitif, il avait été accueilli, abrité, par des déçus du bolchevisme ou des libertaires. Homme de l’Organisation, même transfuge l’Organisation lui servait de caution. Il irait trouver Rosmer et Monatte, toujours adhérents du parti communiste, mais seulement pour leur dévoiler les derniers avatars de la Révolution russe, pour leur montrer le testament de Lénine. Il s’accrochait à cette idée folle que Rosmer et Monatte pourraient encore infléchir la politique du Parti et qu’il travaillerait avec eux. Les deux hommes l’accueillirent sans plaisir, excédés de recevoir sans cesse en pleine figure, venant de leurs anciens amis, la boue de Cronstadt. Makhno, en plus, non, n’en jetez plus ! Et ce testament de Lénine, vaseux… Lénine qui critiquait tous ses collaborateurs, pour finalement n’en désigner aucun, digne de lui succéder… Le papier sentait trop la fabrication réactionnaire. Lénine gâteux, tout le Politburo sentait la fripouille… Non, la caricature était trop grossière.
Une telle réticence de Rosmer et de Monatte à l’écouter lui parut étrange. Il ne comprenait pas encore que, pour les membres du Parti, il était devenu un traître. Il se croyait seulement un opposant, un contradicteur.
Quelqu’un lui parla d’un nouveau député communiste, élu récemment alors qu’il purgeait une peine de prison pour antimilitarisme. Il s’agissait de ce Jacques Doriot, rencontré à Moscou. Fred se précipita à sa permanence. Doriot se souvenait, bien sûr, du collaborateur de Zinoviev. Or, il résultait de l’analyse faite par Barthélemy, plus que de l’obscur testament, que Zinoviev devenait l’homme fort de la Russie. Alors que le parti communiste français, depuis la mort de Lénine, ne savait à quel saint se vouer, grâce à Fred, Doriot fut le premier à miser sur Zinoviev. Toutefois, il se garda bien de prendre Barthélemy sous sa protection. Ses accointances libertaires, pendant longtemps utiles au Parti, aujourd’hui le disqualifiaient. Fred ignorait en effet que, sur ordre de Moscou, le parti communiste français avait, au début de l’année, brutalement rompu avec les organisations anarchistes. Jusqu’alors, communistes et anarchistes menaient des actions communes : contre le traité de Versailles, contre Mussolini, contre Primo de Rivera, pour Sacco et Vanzetti. Cette association ponctuelle, qui répondait à la collaboration des communistes et des libertaires dans les premiers soviets, n’existait plus. Un petit Cronstadt s’était même opéré lors d’un meeting à la Grange-aux-Belles, où les communistes tirèrent à bout portant sur les anars, tuant deux d’entre eux.
May Picqueray, qu’il réussit à retrouver sans trop de difficulté, combla ses lacunes, lui racontant comment la F.C.R.A. (Fédération communiste révolutionnaire anarchiste), transformée en U.A. (Union anarchiste), rejetait désormais le terme communiste dénaturé par les bolcheviks ;
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