La mémoire des vaincus
L’aveuglement de la gauche, de toute la gauche, devant ce qui allait communément s’appeler, d’une manière abusive, l’Union soviétique (alors qu’il n’existait plus aucun soviet en Russie bolchevisée) rendait un tel livre invisible. En dénicher aujourd’hui des exemplaires, même en bibliothèque, relève de l’exploit. L’écriture conserve pourtant une fraîcheur que le papier de mauvaise qualité et l’encre trop pâle ne reflètent pas. La première brochure commence par ces mots :
« Si je me suis rendu, volontaire, en Russie, ce n’était pas pour y obtenir un bien-être matériel supérieur à celui des pays capitalistes. J’aurais même accepté, comme une chose presque naturelle, la misère que j’y rencontrai, si en échange j’y avais trouvé l’égalité, la liberté, la fraternité. Il est difficile de donner à tous la nourriture et le confort, mais rien ne s’oppose à ce que tous reçoivent la justice. »
Une telle introduction aurait dû intriguer le lecteur. Elle le rebuta. Beaucoup, qui s’attendaient à du prêchi-prêcha, jetèrent le libelle. On était impatient de mieux connaître Staline et ce prétendu témoin ne parlait que de Zinoviev, de Boukharine, de Kamenev, tous ces déchus qui n’intéressaient plus personne. Quant à son tableau des machinations de Trotski, il paraissait inconvenant au moment où celui-ci perdait tout pouvoir.
La thèse de la confiscation de la Révolution par les bolcheviks, alors que le mouvement initial de 1917 aurait été libertaire, fut jugée absurde et de mauvaise foi. Alfred Barthélemy démontrait que l’autorité des soviets ne dura que d’octobre 1917 au printemps 1918. Très vite dépouillés de leur autonomie, les soviets d’ouvriers et de paysans avaient lutté malgré tout contre la montée d’un nouvel État, constituant une opposition ouvrière dont Cronstadt fut le dernier sursaut, une opposition paysanne qui persista jusqu’à l’agonie de la makhnovitchina. Alfred Barthélemy ne déniait pas que le parti bolchevik constituât le fer de lance de la Révolution, que, plus que toutes les autres formations politiques, il possédât le sens de l’organisation. Mais cet esprit méthodique amena les bolcheviks à identifier la Révolution à leur seul parti qui, en toute logique, devait donc structurer le nouvel État prolétarien. Tous les désastres de la Révolution en Russie, concluait Barthélemy, n’ont pour origine qu’une seule faute : l’identification du Parti à l’État. Tout en découle naturellement : le Parti, dénaturé en clan, se substitue à la collectivité de ses membres ; un Comité central accapare ensuite le pouvoir des membres de l’appareil ; finalement un dictateur solitaire supplante le Comité central. La tyrannie du chef suprême se propage alors dans tout le corps de l’État. Chaque président de commission, d’association, devient lui-même tyran et cette tyrannie se répand de sous-fifre en sous-fifre. La société tout entière se bureaucratise et chaque bureaucrate, nanti d’une délégation aussi infime soit-elle, assume son despotisme. La malédiction du pouvoir se répand dans toute la société. Chassé par le parti unique, l’idéologue est remplacé par le fonctionnaire. L’homme de comité élimine l’idéaliste. Le temps de Staline arrive.
Barthélemy concluait dans sa dernière brochure que l’actuel résultat de la Révolution bolchevique confirmait la justesse du point de vue des anarchistes, notamment dans leur critique du socialisme autoritaire. Elle enseignait aussi comment il ne faut pas conduire une révolution.
Ceux qui lurent les quatre brochures de Barthélemy jusqu’au bout sourirent de tant de naïveté. Les autres, les furieux, les scandalisés, les balancèrent aux ordures bien avant d’arriver à la fin.
À part Le Libertaire, qui non seulement louangea le texte de Barthélemy, mais en publia de larges extraits, la presse de droite, comme de gauche, n’en souffla mot. Elle ne prêtait attention qu’au livre de Barbusse qui venait de paraître, intitulé Russie, ouvrage qui exaltait l’économie et l’activité sociale du pays de Staline. Une telle signature, à propos d’un sujet identique (mais traité combien différemment), éclipsa totalement les pauvres imprimés de celui qui avait vu, de celui qui savait, de celui qui osait dire la vérité.
L’insuccès de la publication d’Alfred Barthélemy eut en tout cas
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