La mémoire des vaincus
mène à rien. Seul le révolté devenu révolutionnaire est utile. Tu avais si bien commencé. Les livres ne te manquent pas ?
— Si.
— Rirette et Victor comparaîtront aux Assises le 3 février prochain. Il faut que, d’ici là, tu sois un homme.
Fred replongea dans l’océan des livres. Le matin, il allait chiner avec Delesalle. Leurs carrés de toile sous le bras, qu’ils emplissaient au fur et à mesure de leurs découvertes, et qu’ils ramenaient à la librairie pleins à ras bord, sur leurs épaules, comme des sacs de chiffonniers, ils aimaient autant l’un que l’autre cette chasse à l’imprimé. Sans parler des surprises du déballage où, dans les lots, se trouvaient parfois des brochures sans aucune valeur marchande, mais que Delesalle considérait comme l’honneur de son catalogue. Car la minuscule boutique sombre de la rue Monsieur-le-Prince éditait cinq fois par an un catalogue intitulé : La Publication sociale et sous-titré : « Recueil bibliographique de tous les documents relatifs au mouvement social en France et à l’étranger. »
L’après-midi, Fred classait, répertoriait et surtout lisait pour son propre compte. Delesalle laissait faire. Il l’observait. Il avait son idée. Mais il ne voulait pas brusquer les choses. Léona et lui s’étaient simplement arrangés pour que les deux enfants échappent à leur vie vagabonde et à tous les dangers de déviance que celle-ci impliquait. Après tout, Péguy leur avait donné une bonne idée. Flora pourrait rendre des services dans le ménage du « vieux Sorel » qui, veuf, vivait avec son neveu. Elle apprendrait ainsi sur le tas à faire la cuisine, le ménage, les courses. Et en contrepartie le « vieux Sorel » logeait Fred et Flora dans son pavillon de Boulogne.
Flora apprécia peu cet arrangement, se paya quelques fugues, mais finalement la bonhomie du « vieux Sorel » eut raison de sa sauvagerie.
On l’appelait le « vieux Sorel », non seulement parce qu’il avait soixante-six ans, mais parce que tout, dans son physique, dans son allure, donnait une impression patriarcale. Depuis que Sorel s’était brouillé avec Péguy et qu’il ne disposait donc plus de sa galerie aux Cahiers de la Quinzaine, tous les jeudis il tenait salon dans la boutique de Delesalle. Alors que les rapports de Delesalle et de Péguy se faisaient sur un plan d’égalité et de familiarité (mais Péguy ne fantasmait pas, contrairement à ce que disaient ses ennemis de la Sorbonne, lorsqu’il affirmait qu’il était peuple « naturellement »), ceux de Delesalle avec Georges Sorel, marqués par une étrange vénération, conduisaient le militant révolutionnaire à n’appeler le philosophe que « Monsieur Sorel », voire, encore plus étrange dans la bouche d’un libertaire, « le maître ». Quoique, après tout, le fameux slogan de l’anarchie : « Ni Dieu, ni Maître », ne soit pas de Proudhon, mais de Blanqui.
Avec son vaste front couronné de cheveux blancs, sa parole saccadée, son auditoire respectueux qui s’entassait tous les jeudis après-midi dans la boutique de Delesalle, Georges Sorel fascinait Fred, tout en l’agaçant. Ses discours, écoutés religieusement par un petit public où se mêlaient des ouvriers et des intellectuels, son infatigable péroraison, l’assurance avec laquelle il posait justement au maître, agaçaient l’enfant qui finissait par le considérer comme un raseur. Il lui en voulait surtout d’accepter que Delesalle l’appelle « maître » ; il lui en voulait de ce travers de Delesalle, de ce défaut dans l’impeccable rigueur du libraire. Seule l’amusait la manière dont celui que ses admirateurs comparaient à Socrate, se fourrait les poils de sa barbe dans la bouche lorsqu’il réfléchissait.
En réalité, il fallait que jouent toute la séduction, la bonté et l’autorité de Delesalle pour que Fred, malgré sa passion des livres, reste enfermé dans cette petite boutique dont le seul mobilier se composait de la table à écrire de Paul et de la caisse de Léona. La rue Monsieur-le-Prince, rarement ensoleillée, était elle-même assez morose. Rien de commun avec l’animation bruyante des Halles, ni avec la familiarité populaire de Belleville.
Dans cette atmosphère poussiéreuse, calme (trop calme pour un garçon de treize ans habitué au vacarme de la rue), Fred sentait qu’il s’ankylosait. Sans doute n’eût-il pas tenu longtemps confiné rue
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