La mémoire des vaincus
Monsieur-le-Prince, si la dramaturgie des Assises n’était venue le bousculer opportunément.
Bonnot, Garnier, Valet, abattus par la police, il ne restait plus de la « bande » initiale que Callemin, dit Raymond-la-Science, le seul qui eût été capturé par surprise. La justice, voulant faire un exemple, avait réussi à inculper une vingtaine d’individus sous le prétexte d’association de malfaiteurs. En vertu de ce chef d’accusation, Rirette et Victor occupaient paradoxalement la première place, les juges voyant en eux les chefs de la bande à Bonnot, puisque les locaux de L’Anarchie servaient de repaire aux « bandits tragiques ». Les apparences se retournaient contre eux.
Bien qu’un public très peu nombreux ait été admis dans la salle de la cour d’assises, les policiers en civil occupant la majorité des places par mesure de précaution, Delesalle avait réussi à pénétrer au Palais de Justice accompagné de Fred.
Il fallut agrandir le bloc des prévenus pour que puissent y tenir les vingt inculpés, chacun accompagné de deux gendarmes. Tous étaient jeunes, la moyenne d’âge devant se situer autour de vingt-cinq ans. Le regard de Fred chercha aussitôt Rirette et Victor. Il fut très étonné de voir Rirette toujours aussi fraîche, souriante, avec sa blouse noire et son col Claudine, une lavallière flottante lui donnant encore un air plus espiègle et juvénile. Près d’elle, Victor Kibaltchich dressait sa mince silhouette ; vêtu de ce curieux sarrau des paysans russes qui constituait son habituel vêtement, il paraissait le plus élégant de la bande. Le plus grave aussi. Plus loin, Fred reconnut Callemin qui, sans son pardessus à martingale, sans son melon, sans son lorgnon, ressemblait à un collégien.
Rirette, d’une voix enjouée, souriant aux juges et aux jurés, démontra assez rapidement que ni elle, ni Victor, n’avaient trempé dans aucun des actes répréhensibles de la bande à Bonnot. Visiblement, elle s’attira la sympathie de la cour qui, pourtant, réclamait sa charrette de coupables. Mais Victor gâcha un peu les choses par son éloquence. Comme le président, agacé, lui lançait :
— De quoi vous plaignez-vous ? Vous êtes étranger, proscrit dans votre pays, libre de vos propos dans le nôtre et vous trouvez le moyen d’accueillir chez vous des assassins. On vous arrête, comme cela est bien normal, mais vous a-t-on brutalisé ? A-t-on cherché, par des voies condamnables, à vous extorquer des aveux ?
— Je ne me plains pas de la douceur de votre police, monsieur le Président, répliqua Victor de sa voix grave et mesurée. C’est au contraire son amabilité à mon égard qui m’inquiète. Monsieur Jouin, sous-chef de la Sûreté, qui m’a interrogé, ne m’a ni tutoyé, ni rudoyé. Il voulait seulement que je devienne son complice.
— Ne vous servez pas d’un mort, s’exclama le président. Monsieur Jouin a été victime de son devoir, tué par votre ami Bonnot.
— Bonnot n’était pas mon ami.
— Mais Callemin, lui, l’était. Il logeait rue Fessart.
— Il travaillait à notre imprimerie, avant l’affaire. Je suis solidaire des anarchistes, non des assassins.
Le président du tribunal, avec son bonnet rond, sa moustache et sa barbiche en broussaille, ses croix, son bavoir, ressemblait à un de ces juges que peignait alors Georges Rouault, mi-juge, mi-clown.
— Quelle différence faites-vous entre un anarchiste et un assassin ? demanda-t-il. Bonnot n’était-il pas anarchiste ?
— Je répète que les idées que j’ai défendues toute ma vie ne peuvent engendrer des voleurs et des assassins, répondit doucement Victor. On nous accuse d’être le pivot d’une association de malfaiteurs. Rappelez-vous que nous n’avons jamais cessé d’être pauvres, que nous avons dû nous cotiser pour publier notre journal. Nous n’avons pas d’antécédents judiciaires. Nous n’avons ni tué, ni volé, ni rien fait de ce que l’on reproche à la bande tragique.
Le suprême juge-clown se désintéressa de Victor, dont les raisonnements, trop intellectuels, l’agaçaient. Il se tourna vers Raymond-la-Science qui affichait depuis le début du procès un sourire moqueur.
— Vous vous appelez Callemin ?
— Oui, je n’ai pas changé de nom depuis hier.
— Que vouliez-vous dire le jour où vous avez lancé à un inspecteur : « Ma tête vaut cent mille francs, la vôtre un peu plus de sept
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