La mémoire des vaincus
s’apprête à se tailler vers les Amériques.
Je regardais les tableaux sur les murs de velours grenat, ces tableaux que je connaissais si bien. Certains disparaissaient enlevés par un collectionneur ou, le plus souvent, par un musée. Les Baskine commençaient à se raréfier. Soutine inabordable, Chagall le remplaçait, avec sa fantasmagorie de coqs, de fiancées, de violonistes acrobates, de petits ânes tristes. La galerie devenait plus gaie. Le tragique s’éloignait de ses murs. Les couleurs de Chagall chantaient. Flora elle-même, d’ailleurs, chantonnait en les examinant. Mais, ce jour-là, elle s’obstinait à ricaner. Elle leur tournait le dos, me disant qu’elle en avait sa claque de tous ces barbouilleurs.
J’étais habitué aux sautes d’humeur de Flora, à la manière dont elle prenait plaisir à me rabrouer, mais cette fois-ci elle semblait finalement aussi désemparée que Fred. Ce qui me poussa à lui confier :
— Vous savez, j’ai rencontré Rirette.
— Rirette ? Quelle Rirette ?
— Rirette Maîtrejean.
— Ah ! il t’a raconté ! Belleville ! Mais où diable as-tu bien pu pêcher Rirette ?
— Fred voulait me procurer un métier. Il a demandé au Syndicat des correcteurs d’imprimerie que j’effectue un essai. C’est là que j’ai découvert Rirette, qui est un as dans la profession. Nous avons parlé de Fred et de vous.
— Alors, comme ça, tu corriges ?
— Non, ça n’a pas marché. Mon orthographe est trop mauvaise.
— Et Rirette a récupéré Fred ?
— Non. Elle n’y tenait pas et lui non plus. Je ne sais pas pourquoi.
— Elle a raison. Si l’on revient sur son passé, on meurt. Faut aller de l’avant. Chère Rirette, non je ne veux pas la revoir. Tout ça est trop loin. Est-elle heureuse ?
— Je ne sais pas. Elle m’a parlé tristement de Victor Serge, mort voilà deux ans à Mexico.
— Ah, elle t’a parlé de Victor ! Nous sommes toutes les mêmes ; aussi folles ! Victor aussi l’abandonna pour ses chimères. Et la première chose qu’elle fait, trente ans après, c’est de se chagriner pour ce lâcheur. Toutes les mêmes !
Elle s’affaissa dans son fauteuil. Je respectai son silence. Elle rêvait. À quoi ? À qui ? Je pensais qu’elle laissait courir ses souvenirs, et que Fred y prenait sa place.
Ses bras nus, très blancs, sortaient de sa robe noire et mes yeux allaient de la petite aquarelle de Baskine où l’on reconnaissait Flora, dévêtue, à cette image de chair affalée dans son siège. Je m’approchai et, pour la première fois, osai poser un baiser juste à la naissance de l’épaule, là où se dessine le commencement des rondeurs du buste.
Contrairement à ce que j’appréhendais, elle ne réagit pas avec sa brusquerie habituelle. Elle me regarda, surprise, me saisit la main qu’elle porta à ses lèvres. Puis, me renvoya, non sans douceur :
— Mon pauvre petit ! Va ! Va retrouver Fred. Il a besoin de toi.
Fred fuyait Flora, évitait Claudine. Il ne m’entretenait plus que de Galina, d’Alexis, de Victor Serge. La Russie des années 20 se réintroduisait dans sa vie depuis le procès Kravchenko et la rencontre de Margarete Buber-Neumann. Puisque David Rousset lançait une enquête sur les camps de concentration soviétiques, il se remit à lire les journaux.
— Vois, me disait-il, comme ils sont perfides. Les canards de gauche se dérobent à l’enquête et ceux de droite ouvrent leurs colonnes à Rousset. Ainsi démontre-t-on que Rousset n’est qu’un fieffé réactionnaire et que son désir de tirer au clair les accusations de Kravchenko relève d’un anticommunisme primaire.
Mais David Rousset ne lâchait pas prise. Ancien résistant, déporté lui-même dans les camps nazis, auteur de l’ouvrage clef sur ce qu’il appelait L’Univers concentrationnaire, il réussit à constituer à Bruxelles un tribunal où, pour la première fois, la Russie de Staline passa en jugement. Jury dérisoire face à la puissance de l’armée rouge et de la Guépéou-N.K.V.D., néanmoins le Livre blanc sur les camps de concentration soviétiques que publia Rousset fit écumer de rage les nouveaux collabos. La muraille édifiée par Staline autour de son empire, pour que ne filtre à l’extérieur aucun de ses secrets, commençait légèrement à se lézarder. Par cette mince fente, on apercevait à la fois l’innommable et l’espoir.
L’espoir ? Ce qu’aucun journaliste ne relatait
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