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La mémoire des vaincus

La mémoire des vaincus

Titel: La mémoire des vaincus Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel Ragon
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de Staline, qui ne cessait de grandir, de grossir, et dont le monde entier fêtait les soixante-dix ans. Comme il était d’usage pour les cérémonies en l’honneur des satrapes d’antan, l’hommage à Staline imposait des sacrifices humains. Budapest pendait Laszlo Rajk et Sofia Traicho Kostov. Par contre, l’attribution du ministère des Affaires étrangères récompensait de ses crimes Vychinski, le procureur du diable. La hyène chargée des négociations internationales, New York, Paris, Londres, trouvaient tout naturel de traiter avec cet assassin.
    Staline faisait peur. En France, les cent quatre-vingts députés communistes élus au Palais-Bourbon se considéraient déjà comme en terrain conquis. L’anniversaire de Staline devait marquer l’allégeance de la France à l’Union soviétique. « L’homme que nous aimons le plus »… Tel était l’intitulé de la brochure publiée en l’honneur de celui que l’on n’appelait plus que « le Petit Père des Peuples ». De tous les peuples… Donc du peuple français fasciné comme le lapin par le boa. « Que longtemps encore règne sur le monde ta bienfaisante lumière », titrait L’Humanité du 26 novembre 1949. Des dizaines de camions décorés parcouraient la France pour y recueillir les offrandes. Le 6 décembre, s’ouvrit à Paris, dans la grande salle du Syndicat des métaux, l’exposition des quatre mille cadeaux, sélectionnés et présentés sur un autel. J’y étais. On se serait cru à Lourdes. Des ex-voto partout. N’y voyait-on pas le chapelet d’une catholique « décédée à quatre-vingt-deux ans en priant pour la victoire de Staline », la pantoufle d’une déportée de Ravensbrück, un morceau de granit de la carrière de Mauthausen, un petit bonnet de poupée « tricoté en prison par une fillette gazée à Auschwitz », le clairon avec lequel André Marty sonna en 1907 l’insurrection des vignerons du Midi, une bicyclette offerte par un industriel de Saint-Étienne « en accord avec ses ouvriers », une robe confectionnée par les midinettes de Schiaparelli, des dessins d’artistes, des poèmes et même des billets de banque…
    Le 20 décembre, à la Mutualité, Maurice Thorez concluait cette apothéose par un discours-fleuve dans lequel il affirmait notamment : « Le pays soviétique va vers l’abondance. Bientôt le pain sera fourni gratuitement et à volonté. La vie est toujours plus belle dans les cités ouvrières et les kolkhozes où les fleurs tapissent les pelouses et embellissent tous les logements. Grâce à Staline, le citoyen soviétique connaît déjà ce monde heureux où, selon la parole de Marx, il y a pour tous du pain et des roses. »
    En ces jours où l’imposture, le mensonge, recouvraient Paris de brume, je n’osais rencontrer Fred Barthélemy. Malgré moi, mes pas me portaient toujours vers cette boutique de la rue de Seine où Flora, dans ses jolies robes de soie noire, assise dans son fauteuil blanc, s’enveloppait douillettement d’un cocon. Les rumeurs du monde pénétraient peu dans cette alcôve. Lorsque je vins ce soir-là, accablé par toute cette bêtise qui agitait Paris, Flora me reçut en riant, un rire énorme, qui lui ressemblait mal. Elle hoquetait, tout en essayant de me parler à la fois de Staline et de Fred. Je finis par distinguer ce qu’elle éructait entre deux fous rires :
    — Ah ! il doit être content, ton grand Fred Barthélemy ! C’est la réussite de sa vie, aujourd’hui ! Ce Staline, tout de même, c’est bien lui qui l’a mis en place ?
    Comme je m’étonnais, elle reprit :
    — Mais oui, mon coco, il m’a quittée pour aller faire la révolution en Russie, tu le sais bien. Voilà le résultat. Il doit être content. Toute la France pavoise.
    — Ne vous moquez pas, Fred est désespéré.
    — La belle âme ! S’est-il jamais préoccupé de savoir si j’étais désespérée, moi, à cause de sa maudite politique, de ses maudits livres ? Dans quelle folie les gens se vautrent ! Même que ça perturbe le commerce. Je ne vois plus un client. Tu n’imagines pas ce qu’ils achètent, maintenant, ceux qui ont du pèze à mettre à gauche. Des timbres-poste… Oui, des timbres-poste, très rares, très chers. C’est plus pratique à emporter qu’un tableau, quand le Petit Père des Peuples enverra ses tanks vers Brest. Les bijoux, les pièces d’or, les timbres-poste, on boucle déjà ses valises chez les richards. On

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