La mémoire des vaincus
procès Kravchenko. Elle se trompait. Non, elle ne se trompait pas totalement puisque si, sur le moment, ce procès sembla illusoire, il distilla néanmoins le doute. À partir de là, l’édifice du terrorisme bolchevik, institué en France après 1945, commença à craqueler. Il faudra encore attendre longtemps pour que naisse une « nouvelle gauche », mais la brèche était là.
En allant à la rencontre de Margarete Buber-Neumann, c’est vers son passé, qui l’accablait, que Fred retournait. Une fois de plus, il interrogeait son destin. Dans ses confidences, ne revenait-il pas sans cesse sur son « erreur », sur l’erreur de Mühsam, de Victor Serge, de Monatte, de tant d’autres libertaires qui crurent que la révolution d’Octobre ouvrait une ère nouvelle et qui furent floués par les bolcheviks ? Margarete et son mari, militants communistes à l’origine, ne présentaient pas exactement le même cas de figure. Néanmoins, Staline remettait toutes les montres à l’heure. Heinz Neumann et Margarete retardaient. Ils l’ignoraient en arrivant en Russie et pourtant, déjà, ils avaient manqué leur rendez-vous avec l’Histoire.
Les journaux, qui ne prenaient guère au sérieux la déposition de Margarete Buber-Neumann, reproduisaient superficiellement le récit de son odyssée des camps soviétiques aux camps nazis. Fred voulait tout savoir. Margarete lui racontait, d’un ton monocorde, tout ce qu’elle avait sur le cœur. Parler la soulageait un peu. Elle lui racontait comment Heinz et elle avaient été à Moscou les hôtes privilégiés de Staline ; comment Heinz fut envoyé en mission à Barcelone, près du P.C.I. ; comment, à partir de là, pour lui et pour tant d’autres, mouillés dans la guerre d’Espagne, tout bascula. Heinz Neumann avait été arrêté sous inculpation de trotskisme, de zinoviévisme, de kamenévisme et de boukharinisme. Difficile de réunir autant de péchés contradictoires. Difficile d’en être absous. Difficile à la compagne d’un tel criminel de demeurer en liberté. Margarete fut emprisonnée sans que le motif de son incarcération lui soit jamais signifié.
— La contagion a gagné les pays capitalistes, dit Fred. On m’a aussi bouclé en 1939, sans que je passe en jugement et je n’en suis sorti qu’en 1945. Les camps de concentration français sont aussi tabous que les camps russes. Si j’ai bien entendu, Staline livra à Hitler, en cadeau d’amitié, les Allemands antinazis qui croupissaient dans ses camps, comme Pétain et Laval donnèrent à la Gestapo les Allemands antinazis et les Juifs embastillés dans les camps français.
Margarete Buber-Neumann racontait. Son emprisonnement à Boutyrki, sa déportation à Karaganda :
— Lorsqu’on m’a extirpée de Karaganda, avec d’autres Allemands, en janvier 1940, Zensl Mühsam revenait, elle aussi, de Sibérie…
Fred revoyait très bien la compagne de Mühsam lorsqu’il rencontra l’écrivain allemand avec Durruti. Grande, mince, portant ses cheveux tressés autour de la tête. Une femme distinguée, élégante.
— Nous nous retrouvions à Boutyrki sans comprendre, reprit Margarete. Le plus étrange c’est que les gardiens nous traitaient avec ménagements, que l’on nous apportait une bonne nourriture, que nous avions droit aux bains. Contraste si énorme avec la pouillerie, les insultes et les coups dans les camps, que cette soudaine mansuétude nous inquiéta. Zensl devait avoir près de soixante ans. Elle ne se plaignait jamais de son sort et conservait une dignité admirable. Elle ne parlait que de son mari qu’elle tenta de soigner au camp d’Oranienburg jusqu’à ce que les S.S. jettent devant elle son cadavre défiguré. Zensl quitta l’Allemagne en 1934 pour se réfugier en Russie. Pourquoi l’avait-on déportée comme « courrier trotskiste », elle qui n’avait aucune sympathie pour Trotski ?
» On nous a gavées à Boutyrki. On nous a lavées, bichonnées, vêtues avec soin. Nous comprenions bien que nous allions être expulsées et que l’on voulait nous rendre présentables. Expulsées vers quel pays ? Aucune d’entre nous n’imagina que ce pourrait être vers l’Allemagne d’Hitler. Et pourtant le train roulait vers Brest-Litovsk. Je me suis retrouvée en prison à Lublin. La Gestapo m’accusa d’être un agent de la Guépéou envoyé en Allemagne pour espionnage. Après Karaganda, j’ai hérité de Ravensbrück. Zensl Mühsam, je n’ai
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