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La mémoire des vaincus

La mémoire des vaincus

Titel: La mémoire des vaincus Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel Ragon
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et qui arrivait par de multiples détours au bureau du quai de Valmy. Ainsi, contrairement à ce que tout laissait supposer, le souvenir de Makhno ne s’effaçait pas en U.R.S.S. On apprenait qu’une organisation secrète d’anciens makhnovistes s’était formée dans l’armée russe en 1945 ; qu’une association clandestine d’étudiants répétait les slogans de Cronstadt : « Des soviets, pas de Parti » ; que dans les camps sibériens des anarchistes tolstoïens préconisaient la désobéissance civile à la manière de Thoreau ; qu’au grand mât du camp de Norilsk un drapeau noir avait même été hissé.
    En mars 1950, on informa Fred, toujours par les mêmes voies indirectes, qu’Alexandra Kollontaï venait de mourir. Mourir de sa belle mort, comme on dit. Sans doute devait-elle à l’obscurité de sa retraite de n’avoir pas expiré dans les caves de la Loubianka. Car Fred eut beau feuilleter les journaux russes comme d’ailleurs les journaux français, aucun ne signalait le décès de cette femme extraordinaire.
    L’élimination d’Alexandra de l’histoire du siècle, où elle joua un rôle si éminent, le bouleversa. Alexandra était oubliée, comme Delesalle, comme lui-même disparaissait des dictionnaires, des mémoires, de l’actualité. Il ne s’agissait pas de gloriole, ni de mégalomanie, mais simplement de la désagréable impression d’être enterré vivant. Il était reconnaissant à Kravchenko et à David Rousset d’avoir osé secouer les colonnes du temple. En même temps, Kravchenko et Rousset l’éclipsaient définitivement. Dans Saturne dévorant ses enfants il avait, le premier, dénoncé la monstruosité du bolchevisme, mais personne ne s’en souvenait.
    On a beau ne pas vouloir faire carrière, se moquer des honneurs, on n’en reste pas moins tributaire de cet amour-propre qui provoque tant de susceptibilités et de rancœurs. Fred Barthélemy, homme désintéressé, généreux, idéaliste, utopiste, n’était pas un saint. Il n’ambitionnait pas, d’ailleurs, l’état de sainteté, pour la bonne raison que je ne lui connaissais aucune ambition.
    Si 1949 avait été l’année de l’apothéose de Staline, 1953 fut celle de la mort du tyran. Dix-sept kilomètres de queue pour regarder le corps inerte du nouveau Sardanapale. Et comme Sardanapale entraînait dans son trépas son harem et ses courtisans, il se produisit, comme il se doit, un holocauste devant la dépouille de Staline : huit cents victimes piétinées, étouffées ; huit cents gogos crevés la bouche ouverte.
    Fred m’adjura de ne pas me préoccuper de cette mort de l’illustrissime qui emplissait les pages de tous les journaux. Celle de Marius Jacob lui semblait infiniment plus digne d’attention. Il me parla donc longuement de Marius Jacob, de sa surprise lorsqu’il rencontra, voilà plus de vingt ans, ce bagnard libéré, échoué dans les bureaux du Libertaire  ; ce Marius Jacob, fantôme des temps révolus de l’illégalisme et du terrorisme ; ce Marius Jacob devenu un paisible marchand forain. Septuagénaire, Marius Jacob, considérant que la vie ne pourrait plus que lui apporter les misères de la vieillesse, réunit neuf gosses de son village, leur offrit un bon goûter ; puis rangea son linge, fit son ménage, laissa deux bouteilles de rosé sur la table pour les copains, alluma un feu dont il vérifia qu’il dégageait bien du gaz carbonique et se piqua à la morphine.
    Fred rapprochait ces deux morts, celle du bagnard et celle du dictateur. La mort volontaire du premier, digne de celle de Socrate et la fin de l’autre, qui n’était pas une fin puisqu’on allait l’embaumer dans un cercueil de verre et l’installer dans le mausolée de la place Rouge, près de Lénine qui, aux enfers, se reculait d’effroi.
     
    Je m’étais embauché dans une fonderie de Vincennes, où je bossais comme manœuvre.
    Vincennes ! Le nom chantait aux oreilles de Fred Barthélemy. Vincennes où il avait travaillé avec le second Hubert, le frère de Claudine. Vincennes de sa vie ouvrière heureuse. Vincennes de Makhno.
    Une nouvelle fois, il entreprit de me faire apprendre un métier. Lui qui ne se préoccupa jamais de l’avenir de ses enfants, se souciait tout à coup de mes lendemains. Il me disait qu’un bon ouvrier est paré pour la vie. J’ignorais alors qu’il me répétait mot pour mot les conseils que Delesalle lui prodigua. La paternité que Delesalle lui offrit, il la

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