La mémoire des vaincus
d’Arènes ? C’est possible… Le pitre de ce procès Dreyfus à l’envers ? C’est possible… Mais je suis bien malade. Oh non, ne venez pas me voir ! J’agrée tous vos bons sentiments… mais je trouve ma misère honteuse. Pas spectaculaire du tout. Job aimait le fumier, moi pas. Bien amicalement à vous. »
Rouerie habituelle à tant d’écrivains accoutumés à jouer avec les mots ! Feindre de s’étonner que Daniel Mayer lui voue une haine spéciale (« On ne sait pourquoi… ») ne manquait pas de culot. Un Juif, même socialiste, pouvait éprouver à son égard quelque ressentiment. Habile sa manière de retourner la situation en sa faveur. C’est Daniel Mayer qui devenait raciste. Et Céline finissait par s’identifier à Dreyfus !
Fred Barthélemy repartait avec un tel entrain dans un nouvel assaut contre des moulins, qu’il ne s’apercevait pas de la malignité de Céline. Faute de le rencontrer, il poursuivit avec lui une longue correspondance. Son ardeur à le défendre, la campagne qu’il tenta de susciter pour qu’il soit amnistié et autorisé à rentrer en France, achevèrent de le déconsidérer aux yeux des rares politiciens et intellectuels qui se souvenaient encore de lui.
Sa seule influence s’exerçait au sein de la Fédération anarchiste. Mais depuis la fin de la guerre, la famille libertaire était bien malade et tous les guérisseurs qui accouraient achevaient de ruiner sa santé. L’anarchie étouffait sous le poids de sa légende ; sous le poids des Espagnols, « anciens combattants » de la F.A.I. et de la C.N.T. ; sous la poussée, enfin, des infiltrations marxistes qui la désagrégeaient. La F.A. trouvait sans cesse dans ses pattes les trotskistes qui se réclamaient, eux aussi, du syndicalisme révolutionnaire et, pour l’opinion publique, trotskistes et anarchistes ne faisaient plus qu’un. Cette confusion mettait évidemment Fred Barthélemy hors de lui. Décidément, il ne se débarrasserait jamais de Trotski. Ni du marxisme. Parmi les nouveaux militants qui apparaissaient quai de Valmy beaucoup de jeunes ne théorisaient-ils pas pour un « matérialisme historique libertaire » ! En décembre 1953, ces dissidents de l’Église marxiste réfugiés dans un mouvement se refusant depuis toujours à se constituer en parti politique, opéraient un coup de force en transformant justement la F.A. en parti, sous le nom de Fédération communiste libertaire, s’appropriant à la fois le local et le journal puis, se réunissant en congrès, ils expulsaient les « vieux », dont Fred Barthélemy.
L’opération se produisit si rapidement et en employant les techniques du complot à la mode bolchevique, que Fred Barthélemy et ses amis, brusquement sans local, sans journal, sans fichier, sans argent, n’eurent pas le temps de comprendre ce qui leur arrivait.
Sur le quai de la Tournelle, Fred se tordait de rire. Il s’esclaffait, se tapait sur les cuisses. Cette exubérance m’étonnait.
— Formidable ! me criait-il. Ce que Thorez n’a pas réussi, ses dissidents y parviennent. Couler le petit bateau de Proudhon et de Sébastien Faure que toutes les tempêtes n’avaient pas fait chavirer ! Il a suffi qu’une bande de morveux s’ingénient à trouer la coque avec leurs canifs et ça y est ! Nous voilà coulés ! Nous sombrons, mon gars, nous sommes à l’eau ! Saluons, saluons ensemble, avant de disparaître dans les flots.
Le désastre le rendait lyrique.
Sur ce, une superbe voiture s’arrêta le long du trottoir, un chauffeur à casquette en descendit, qui s’avança vers Fred.
— Monsieur Barthélemy, je présume. Je vous livre quelques paquets.
— D’où ? Comment ? Je n’ai rien commandé.
Fred suivit le chauffeur qui ouvrit le coffre de la Rolls.
Des livres d’art s’y entassaient, à l’état neuf. Ils représentaient, au simple prix d’occasion, une somme rondelette. Étonné, Fred demanda :
— Qui vous envoie ?
— Ma patronne, Madame Flora.
Fred referma précipitamment le coffre.
— Reportez-les-lui. Ce sont de trop beaux livres pour ma clientèle.
— Elle vous les offre.
— À plus forte raison.
Le chauffeur et la Rolls s’en retournèrent. Fred passa du rire à la fureur. Blême, il marmonnait entre ses dents :
— La garce, elle veut m’humilier, me faire la charité.
J’essayais de plaider la cause de Flora :
— Vous vous méprenez. Elle reçoit beaucoup de livres. Elle a
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