La mémoire des vaincus
transférait sur ma personne. Mais j’avais déjà tant bourlingué sans jamais me fixer à aucune place, qu’il était bien tard pour tenter de me passer la corde au cou. D’ailleurs, je me rebellais à cette seule éventualité et me scandalisais que Fred puisse me la proposer. Je me voulais libre de toute entrave. La condition de manœuvre me plaisait dans la mesure où, justement, elle n’apparaissait que provisoire. Apprendre un métier signifiait choisir, suivre une destinée. L’obstination qu’il mit à tenter de me stabiliser me cabra. Juste au moment où nous parvenions à une amitié affectueuse, celle-ci se fêla. Nous nous opposâmes même assez violemment. Mais c’est évidemment parce que nos relations se faisaient plus intimes, plus sentimentales, qu’elles étaient plus fragiles.
Je ne comprenais pas alors les motivations de Fred, comme je les comprends aujourd’hui. Sa façon de me diriger me heurta. Je m’en ouvris à Germinal qui s’étonna. Il ne connaissait pas à son père cette tendance éducatrice. De toute manière, Germinal se trouvait absorbé par sa seconde paternité : une fille prénommée Dolorès.
Notre différend dura peu. Lorsque Fred s’aperçut que j’étais vraiment par trop rétif, il abandonna ses ambitions ouvrières à mon égard. Un jour, j’en eus assez de me lever tous les matins à six heures pour attraper le métro de Vincennes et repiquai à ma vie de bohème qui me convenait si bien. Fred ne pipa mot. Il me voyait rappliquer presque tous les jours devant le parapet du quai de la Tournelle. Je passais des heures à fouiller dans ses boîtes, à lire en me tenant un peu à l’écart pour ne pas gêner la clientèle. Je n’achetais plus rien. Les casiers de Fred constituaient ma bibliothèque, dans laquelle je puisais à loisir.
Fred avait beau dire, avait beau m’en vouloir de ce qu’il appelait ma mauvaise tête, lui aussi était incorrigible. Ne se vouait-il pas à une nouvelle tâche qui ne lui apporta que des ennuis : la réhabilitation de Louis-Ferdinand Céline. Pour Céline il se remettait à écrire dans Le Libertaire des articles incendiaires où il dénonçait une conjuration de bien-pensants, d’hypocrites, de pharisiens. Céline, exilé au Danemark, voilà une victime à défendre. L’antisémitisme de Céline, cet antisémitisme dont il n’avait aucune idée avant de le découvrir dans le peuple russe, l’avait horrifié et il considéra alors l’auteur de Bagatelles pour un massacre comme un fou dangereux. Céline humilié, Céline malheureux, lui redevenait sympathique.
Il s’employa à relever les phrases antisémites des contemporains de Céline et l’anthologie qu’il dressa fut concluante. Qui reprochait à Claudel d’avoir traité Proust de « Juif sodomite » ? Qui reprochait à Bernanos ce poulet : « Le Juif draine l’or, comme un abcès de fixation draine le pus » ? Tous ceux qui lançaient alors à Blum et à Mandel les pires obscénités, en pleins débats à la Chambre des députés, se tenaient cois. Seul Céline trinquait. Toute la France (ou presque) était antijuive lorsque Céline écrivait ses pamphlets. Ceux-ci n’exprimaient en réalité qu’un sentiment collectif. Céline ni pire, ni meilleur (plutôt meilleur que pire) que les autres antisémites professionnels, servait de bouc émissaire. La France entière vomissait sur lui tout l’antisémitisme dont elle se nourrissait. Elle faisait de Céline un être d’abjection pour masquer sa propre ignominie.
Tels étaient les propos publiés par Fred Barthélemy. Ils ne dérangeaient personne car personne (à part quelques milliers de militants) ne lisait plus Le Libertaire. Fred s’excitait tellement en faveur de Céline qu’il fit le projet d’aller le voir au Danemark. Céline lui répondit une lettre assez folle, mais très belle, qui vaut la peine d’être reproduite :
« Vous avez bien du courage de soutenir une cause plus que perdue, je pense… Le Duc Mayer de Montrouge-Vendôme possède rats de Haute et Basse Justice et va me le faire bien voir. Il m’a voué, Dieu sait pourquoi, une haine spéciale ! Vengeance raciste. Hystérie d’orgueil surtout. Le diable ! Certes, il ferait bon que les libertaires m’épaulent… Mais que peuvent-ils ? La Comédie est réglée… minutée… Hauts lieux de Hurle-la-Mort ! Ce qui se passe en cour n’est qu’une récitation de texte… à une virgule près. Vais-je faire le clown
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