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La mémoire des vaincus

La mémoire des vaincus

Titel: La mémoire des vaincus Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel Ragon
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jamais su ce qu’elle était devenue. Peut-être est-elle morte, elle aussi, à Oranienburg, comme Erich ?
     
    Après son entrevue avec Margarete Buber-Neumann, Fred Barthélemy tomba dans une dépression qui m’inquiéta beaucoup. Germinal, Mariette et Louis partageaient mes appréhensions. Alors que Fred ne s’était jamais préoccupé très longtemps de ses enfants, ceux-ci lui vouaient un véritable culte. Chez Germinal ce lien se doublait de leur aventure commune en Espagne. Pour Mariette et Louis les sentiments étaient plus complexes. Ils vivaient toujours chez leur mère et Claudine ne recevait que rarement la visite de Fred. Je ne comprenais pas comment Fred délaissait à la fois Claudine et Flora au profit de femmes que j’apercevais fugitivement et qui me paraissaient d’un inintérêt absolu. Enfin, inintérêt pour moi, bien sûr. Lui, devait leur trouver quelques attraits. Germinal me donna la clef de cette dérive, me retraçant tous les détails de la vie fiévreuse de son père à Barcelone, et comment, dans les derniers jours qui glissaient inéluctablement vers la défaite, il chassait son angoisse par une frénésie sexuelle suicidaire. Le même phénomène se reproduisait. Il reprenait sa quête érotique et, une fois de plus, avec des Espagnoles. Germinal s’en désolait. D’une part, cette sexualité exacerbée s’assimilait à une drogue et Fred, envoûté, perdait ses vertus de militant ; d’autre part la C.N.T. voyait d’un mauvais œil le désordre engendré dans ses rangs par la furia licencieuse de Barthélemy. L’anarchie a beau préconiser la liberté sexuelle, l’amour libre, la camaraderie amoureuse, la sexualité débridée y demeure suspecte. Les libertaires, comme tous les autres révolutionnaires, sont des puritains, certains poussant jusqu’à la pudibonderie. Les brèves et multiples liaisons de Fred bouleversaient certains ménages, occasionnaient des ruptures entre couples de militants, autant de remous qui gênaient, qui perturbaient l’activité politique. Il fallait que Fred conserve un grand prestige pour qu’on ne le blâmât pas plus ouvertement. Seuls ses vieux amis le désapprouvaient catégoriquement. Aux rendez-vous du quai de la Tournelle, un grand nombre d’entre eux ne venaient plus, marquant ainsi leur désaccord. Même le vieil Armand, que l’on aurait pu croire le plus indulgent pour Fred, eu égard à ses théories sur la sexualité libertaire, s’était fâché, reprochant à Barthélemy de confondre liberté sexuelle et libertinage. Il partit outré, froissé comme si on lui faussait volontairement ses principes, à tel point que s’il avait pardonné à Fred son « ralliement » aux bolcheviks, il ne l’excusera jamais de cette nouvelle faute et ne le reverra plus.
    J’ignorais que la rencontre avec Margarete Buber-Neumann avait déclenché chez Fred tout un processus de culpabilité et de regrets. L’image de Galina le hantait. Galina disparue dans ces camps de concentration russes que l’Occident s’obstinait à nier. Galina la « coureuse », comme l’autre Galina, celle de Makhno. Fred « courait » à son tour, courait vers des images floues, des corps fluides, des étreintes brèves, vers Flora sans doute, mais par quels détours… La certitude d’un désastre s’abattait sur ses maigres épaules. Tous ces vaincus que déchiraient les griffes des rapaces, ces Espagnols échappés au franquisme, ces Russes, ces Polonais, ces Ukrainiens, ces Baltes, tous ceux qui réussissaient à glisser entre les mailles du filet d’acier de la terreur, tous ces fugitifs qui apparaissaient en France comme des gêneurs, comme de mauvais témoins, cette « lie de la terre », tout ce déchet balayé par les idéologies triomphantes, Fred Barthélemy se l’appropriait. Il ne pensait qu’à ce ressac, n’entendait que lui. Il me lança un jour à brûle-pourpoint :
    — Les Juifs ont droit à leur martyre, les réfugiés des démocraties dites populaires, qui n’ont de démocratie que le nom, n’inspirent que le soupçon, que le mépris. Nous sortons à peine de la monstruosité du nazisme. C’est assez. Impossible d’avaler. Nous seuls pouvons boire cette saloperie, malgré son goût de vinaigre et de fiel. Tu comprends pourquoi j’ai tant envie de vomir, pourquoi j’essaie de fuir…
    Oui, il fuyait, de femme en femme. Je sais maintenant qu’il fuyait surtout Flora.
    Peut-être aussi fuyait-il l’image omniprésente

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