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La mémoire des vaincus

La mémoire des vaincus

Titel: La mémoire des vaincus Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel Ragon
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titres divers, détestaient Trotski ou Zinoviev, était contesté. Le communisme de guerre, qui entraîna tant de privations, fut supporté par la population comme un pis-aller nécessaire, mais maintenant que les armées étrangères se retiraient, que les blancs étaient vaincus, pourquoi maintenir la dictature d’un parti ? Tous les membres du Politburo couraient d’usine à usine, d’atelier à atelier, pour haranguer les travailleurs qui se croisaient les bras. Tout avait été prévu par le marxisme en ce qui concernait la prise du pouvoir, sauf l’éventualité que le parti communiste perde la confiance de ce prolétariat qu’il s’arrogeait le droit de représenter, éventualité inimaginable puisque les bolcheviks se persuadaient que socialisme et prolétariat ne faisaient qu’un, que le communisme concrétisait le prolétariat. Et pourtant, voilà que la mince couche ouvrière du peuple s’insurgeait. Quant aux paysans, eux ne pouvaient pas s’éloigner puisqu’ils n’étaient jamais venus. L’armée rouge, dispensée de ses ennemis, s’occupait à traquer les dernières bandes rebelles de moujiks. L’armée rouge et la Tchéka, voilà les deux réussites de la révolution d’Octobre. Quelle sinistre dérision !
    Face à cette inattendue colère prolétarienne, Lénine surgissait à l’improviste dans des meetings de travailleurs. Moins mal reçu que ses commissaires, il lui arrivait néanmoins d’essuyer des rebuffades. Comme devant ces métallos moscovites auxquels, à bout d’argument, il lança :
    — Préférez-vous le retour des blancs ?
    Un vieil ouvrier, les mains et le visage noircis de cambouis, s’avança tout près de Lénine, si près que ce dernier recula de quelques pas.
    — Revienne qui voudra, s’écria l’homme menaçant. Revienne qui voudra ! Les blancs, les noirs ou le diable en personne, pourvu qu’ils nous débarrassent de vous !
    Toujours le désagréable sifflement des balles de Fanny Kaplan.
    Ce recul de quelques pas, Lénine ne devait ni se le pardonner, ni le pardonner à la classe ouvrière. Puisque celle-ci était immature, il ne fallait tenir aucun compte de ses hésitations momentanées. Trotski avait raison : les syndicats seraient privés de toute autonomie et absorbés dans l’appareil gouvernemental, les militants syndicalistes défendraient désormais l’État contre les ouvriers et non pas les ouvriers contre l’État. Ils imposeraient discipline et rendement, deviendraient des sortes de commissaires politiques, comme ceux de l’armée rouge. Longtemps Lénine se méfia de cette armée de métier mise en place par Trotski. Maintenant il approuvait entièrement Trotski. Sur tout. Non seulement on n’abolirait pas l’armée, mais la classe ouvrière s’organiserait sur son modèle.
    Même Boukharine se déclara d’accord avec cette militarisation des syndicats, même Boukharine ratifia la suppression de tous les partis d’opposition sous prétexte qu’ils avaient approuvé Cronstadt.
    Comme Alfred Barthélemy tentait une ultime démarche auprès de ce Boukharine qui lui avait toujours été sympathique, celui-ci l’évinça d’une pirouette :
    — Un système biparti, oui, nous pourrions, nous pourrions. Mais l’un d’eux serait au pouvoir et l’autre en prison.
    Il riait, Boukharine, en émettant cette boutade. Il riait, toujours un peu espiègle, toujours gentil. Il raccompagna Fred jusqu’à la porte de son bureau, en le tenant amicalement par le bras, tout mince, fluet, près de la haute silhouette de Fred qui se retirait, un peu trop raide, un peu trop rapidement.
    Chez tous les leaders du Parti, Alfred Barthélemy percevait une peur qui montait, qui leur émaciait le visage. Zinoviev passait plus de temps allongé sur son canapé, en proie à ses crises de dépression sanglotante, que dans son fauteuil présidentiel. Comme toujours, quand un gouvernement prend peur, il devient méchant. Confrontée à sa propre faiblesse, la Révolution ne voyait d’autre issue que le totalitarisme. Écrasement du soviet de Cronstadt, écrasement de la République menchevique de Géorgie, écrasement de la République libertaire d’Ukraine, arrestations massives de socialistes révolutionnaires de gauche et d’anarchistes, la machine totalitaire, lancée, ne s’arrêterait plus. Les bolcheviks, à court de théorie, ressortaient la vieille idée jacobine de la minorité vertueuse et éclairée qui se substitue à un peuple enfant

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