La mémoire des vaincus
de Germinal ne transforma pas ainsi. Dans le couple qu’ils formèrent, Germinal vint en plus. Il s’ajouta. Avec Galina, il avait l’impression que lui, Fred, était maintenant en plus, que la mère et l’enfant constituaient le vrai couple.
Il n’eut pas le temps de se laisser contaminer par de telles digressions sentimentales qui risquaient de déboucher sur de la sensiblerie préjudiciable à son action. Il devait en effet préparer le Krasnyï Internacional Profsoïouzov (Profintern) et sa tâche de recruteur se révélait beaucoup moins facile que les années précédentes. Les anarchistes occidentaux commençaient à se méfier. Armand, Armand le stirnérien, dont lui parlait jadis Rirette, lui répondit une longue lettre par laquelle il confirmait son admiration de la Révolution russe, tout en s’opposant absolument à cette dictature du prolétariat que Lénine et Trotski brandissaient comme un nouveau mot d’ordre. « Terrorisme blanc, terrorisme rouge, c’est toujours du terrorisme, concluait Armand. Dictature du clergé, dictature de la bourgeoisie, ou dictature du prolétariat, c’est toujours de la dictature. »
Pire, le Congrès anarchiste français du mois de janvier condamnait l’État bolchevik, tout en se désolidarisant de Makhno dont l’héroïsme guerrier lui paraissait suspect. Le Libertaire titrait : « À bas la bourgeoisie et l’État, y compris l’État prolétarien. »
Certains anarchistes, et non des moindres, adhéraient néanmoins au nouveau parti communiste français : Monatte, Delesalle, Monmousseau. Mais ils y instillaient des méthodes de réflexions inhabituelles qui amenaient le Parti à se plaindre des directives et des rappels de Moscou. C’est en Russie que, eu égard à ses convictions qu’il ne dissimulait à personne, à ses remontrances même aux bolcheviks les plus éminents, c’est en Russie que Fred aurait dû subir le plus de rebuffades, or celles-ci ne lui venaient que de France, d’Italie, d’Espagne et de militants avec lesquels il se sentait en totale affinité. La délégation de la puissante C.N.T. espagnole n’était pas conduite cette fois-ci par Pestaña, pourtant sorti de prison, mais par Joaquin Maurin et Andreu Nin. Dès son arrivée, Nin demanda des explications à Fred qui ne lui cacha rien. Il lui raconta comment s’étaient déroulées les obsèques de Kropotkine, comment Voline et Baron se trouvaient toujours en prison.
— Et l’économie ?
— Le revenu national est tombé au tiers de son niveau de 1913. On a brûlé l’hiver dernier les derniers meubles de la bourgeoisie. Soixante grammes de pain par personne, des pommes de terre gelées, mais on tient. Lénine et Trotski ne parlent que de dictature prolétarienne, seulement le prolétariat russe n’existe pas. La Russie est un pays de paysans.
Fred pensa à ce que Gorki lui disait des moujiks, mais il jugea inutile d’aggraver la situation. Il ajouta :
— Les soviets n’existent plus. Le dernier mourut à Cronstadt. Les membres actuels des soviets ne sont pas des parlementaires, mais des fonctionnaires comme moi.
— Pourquoi restes-tu à Moscou, si tu ne crois plus à la Révolution russe ?
— Où aller ? Je suis condamné à mort par contumace en France. J’ai une compagne, ici, un enfant, des camarades. Tout n’est pas perdu. Zinoviev et Kamenev ne refusent pas de m’écouter et, grâce à eux, je peux aider des opposants en difficulté. L’esprit libertaire demeure encore très vivant en Russie. Pas le moment de lâcher ! Faut que vous m’aidiez à renforcer la gauche du parti bolchevik. Les communistes russes dérivent de plus en plus à droite, c’est certain.
Le 4 juillet, une nouvelle tomba en plein congrès, comme une bombe : dans la prison Taganka de Moscou, treize anarchistes entamaient une grève de la faim, exigeant leur mise en accusation ou leur mise en liberté. Parmi eux, Voline et Baron. Les délégués occidentaux accueillirent cette information par un chahut tel qu’une fois de plus Trotski, à la tribune (comment faisait Trotski pour se cramponner toujours à la tribune, à toutes les tribunes, comme s’il comparaissait éternellement devant le tribunal de l’Histoire !), Trotski entendit siffler les balles de Fanny Kaplan. Il s’écria, dans un élan de conviction tel qu’il en arrivait à se convaincre lui-même des mensonges qu’il improvisait :
— Nous n’emprisonnons pas les vrais anarchistes. Ceux
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