La mémoire des vaincus
fréquentations. Les socialistes révolutionnaires de gauche reprochaient aux bolcheviks d’ignorer les moujiks, ces paysans qui demeuraient pour Alfred Barthélemy une énigme.
Double énigme pour Fred, double tentation : la personnalité de la Spiridonova et l’accès à ces mystérieux paysans que Voline, lui aussi, défendait. Rencontrer les socialistes révolutionnaires de gauche, pour un collaborateur de Zinoviev, n’était pas facile. Fred pensa qu’Alexandra Kollontaï le recommanderait peut-être. Mais elle partageait l’aversion de tous les bolcheviks pour la Spiridonova.
— C’est une hystérique, une folle !
— C’est une héroïne.
— Nous n’avons plus besoin de héros, Fred. Ce qui nous manque ce sont des ouvriers de haute qualification.
— J’aimerais la rencontrer pour qu’elle me parle de ces paysans russes que je ne comprends pas.
— Qui les comprend ? Il n’y a rien à comprendre. C’est le peuple à l’état brut, que l’on doit dégrossir. La Spiridonova est aussi éloignée des paysans que toi et moi. Ce qu’elle affectionne chez eux c’est justement le plus méprisable : l’insubordination, le chaos, la barbarie. La Russie a trop de paysans et une insuffisance d’ouvriers. L’avenir est au prolétariat des villes, pas aux moujiks. Il faudra réduire les paysans au minimum. Il faudra que ces paysans grossiers se transforment en ouvriers citadins instruits et conscients de la vie en société. Quel travail formidable, Fred ! Regarde cet avenir radieux ! Regarde ! La Spiridonova est une arriérée. Elle se croit révolutionnaire et ses valeurs ne sont que de la monnaie périmée, de la monnaie du tsar, de la monnaie de Tolstoï. Des âmes mortes… Voilà ce prétendu parti des paysans : un parti d’âmes mortes !
Lorsque Alfred Barthélemy avait une idée en tête, personne ne pouvait l’en déloger. Ni lui ni personne. Il la suivait et finissait toujours par atteindre son but, quelles qu’en soient les conséquences. Il finit donc par arriver jusqu’à Marie Spiridonova.
Le contraste entre Alexandra et Marie était tel qu’il stupéfia Fred. Marie Spiridonova, très petite, maigre, ressemblait à une chatte de gouttière au poil hérissé, toutes griffes dehors. La première impression rebutait. Il est vrai que Marie Spiridonova surgissait d’un lointain passé, de ce temps des intellectuelles jeteuses de bombes, échappées des romans de Dostoïevski.
— Que voulez-vous ? maugréa-t-elle, avec dédain. Nous n’avons plus rien à déclarer aux gendarmes de la bourgeoisie.
— Les bolcheviks sont des gendarmes, mais pas de la bourgeoisie.
— Les ideiny sont pires. Des indics !
— Marie, ce que vous préconisez se rapproche de l’anarchie. C’est mon ami Voline qui m’a appris le russe. C’est à cause de lui que je vis ici. Peut-être me suis-je trompé en acceptant de devenir ideiny, mais vous aussi, les S.R. de gauche, vous vous êtes trompés puisque, comme les bolcheviks, vous vous êtes égarés dans le fétichisme du pouvoir…
— Nous voulions prendre le pouvoir et le réduire au minimum. Du minimum au plus minimum.
— Vous vous êtes trompés. Je me souviens de ce que disait Voline, à ce propos : « Le pouvoir n’est jamais une boule de sable qui, à force d’être roulée, se désagrège ; c’est toujours une boule de neige, qui en roulant, ne fait qu’augmenter de volume. » La Russie n’est pas un pays de sable, mais un pays de neige. La boule que vous poussiez avec les bolcheviks au début de la Révolution est maintenant énorme. Si énorme qu’elle risque bien de nous écraser. Je viens vous voir à cause de ces paysans que je ne comprends pas. Et aussi pour vous, Marie… Votre courage…
— Je déteste qu’on vienne me voir. Je suis laide.
— Parlez-moi des paysans, Marie…
— Lénine l’astucieux s’approprie les masses révolutionnaires. Mais il n’obtiendra jamais la confiance des moujiks.
— Pourquoi ?
— Le paysan aime la terre, les produits de la terre. Il aime la liberté. Les bolcheviks se méfient de la liberté. Ils ne croient qu’à l’égalité. Ils ne croient qu’à la ville, qu’aux machines, qu’à l’électricité. Leur prétendu prolétariat n’est qu’une écume, un peu de mousse. Le paysan c’est la forêt, le fleuve, la toundra, la steppe, toute l’immensité du monde russe. Les bolcheviks dépériront dans leur écume. Nous sommes, nous, le
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