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La mémoire des vaincus

La mémoire des vaincus

Titel: La mémoire des vaincus Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel Ragon
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une maison spécialisée qu’avec nous. Ils en feront un pionnier, un homme de l’avenir.
    La fureur gagnait Fred :
    — Pourquoi as-tu donné Alexis ? Pourquoi ne m’as-tu rien dit ? Il est aussi mon enfant. Tu n’avais pas le droit…
    Galina le repoussa brutalement, se leva toute droite, s’essuya les yeux.
    — Oui, Alexandra a raison. C’est moi qui suis trop faible, trop inféodée encore au passé. Et toi, mon pauvre Fred, écoute un peu ce que tu viens de dire et la honte te montera au visage. « Pourquoi as-tu donné Alexis ? » Comme si Alexis nous appartenait ! Oui, Lénine a bien raison lorsqu’il affirme que les anarchistes sont des petits-bourgeois. « Il est aussi mon enfant ! » Quel esprit de propriétaire ! Les enfants ne nous appartiendront plus, ils appartiendront à la Nation. Tu le sais bien. Ou alors c’est que…
    — C’est que quoi ?
    — Si tu ne le sais pas c’est que tu deviens un contre-révolutionnaire.
    — J’irai trouver Alexandra et elle me rendra Alexis.
    — Elle ne te le rendra pas. Tu comprendras lorsque tu liras le livre auquel travaille Alexandra : Les Amours des abeilles travailleuses. C’est moi l’abeille. Tu n’es qu’un bourdon.
    Fred s’enfuit du logement, dévala l’escalier et faillit renverser dans l’obscurité un gamin qui sommeillait sur une marche. Celui-ci se leva d’un bond, regarda Fred, lui tendit un bout de papier sur lequel une croix noire était tracée à l’encre d’imprimerie. Dessous, une adresse, un rendez-vous près du Manège.
    Le gamin attendait. Il devait avoir une dizaine d’années. Le crâne rasé, les pommettes saillantes rougies par le froid, il était vêtu d’une sorte de paletot taillé dans une vieille couverture et cousu avec des ficelles. En guise de chaussures, des morceaux d’étoffes, enroulés, enveloppaient ses pieds et ses jambes. Les enfants errants se comptaient par milliers à Moscou et dans toutes les grandes villes de la Russie. Ces gosses abandonnés, dont les parents étaient morts dans la guerre civile, morts de faim ou du typhus, ou emprisonnés ou tués par la Tchéka, constituaient des bandes dangereuses que la police traquait. On venait d’ouvrir des camps pour enfermer ceux que les rafles capturaient dans la nuit. Des camps de redressement, des écoles de civisme. De ces vagabonds, l’État ne se proposait rien de moins que d’en faire des héros, héros de l’armée rouge ou héros de l’armée du travail. L’État voulait aussi convertir Alexis en héros. L’État-Moloch ! Oui, se disait Fred, l’ennemi de l’humain, c’est bien l’État. L’inhumain, c’est bien l’État. Pourquoi ai-je accepté de collaborer avec ce monstre ? Je croyais le combattre en restant en Russie. Cet État soi-disant prolétarien que les bolcheviks mettent en place est encore pire que l’État bourgeois, plus impitoyable, plus carcéral, plus étouffant.
    Le gamin désigna du doigt la croix noire, sur le papier. Puis il le tira par sa redingote molletonnée.
    —  Da, da, je t’accompagne. Comment t’appelles-tu ?
    Il ne répondit pas.
    Fred regarda de nouveau le signe de reconnaissance de la Croix-Noire, la seule parmi les nombreuses organisations anarchistes encore autorisée à survivre, cantonnée dans la tâche d’aider les libertaires emprisonnés et leurs familles. Toute propagande anarchiste étant réprimée depuis Cronstadt, les militants de la Croix-Noire, eux-mêmes, vivaient dans une semi-clandestinité.
    Fred suivit le gamin qui, dans la nuit, galopait comme un chien, courant devant, s’arrêtant, hélant Fred avec des gestes. Arrivé près du Manège, il disparut. Fred savait que désormais la Tchéka le tenait à l’œil, qu’il risquait toujours de tomber dans une machination imprévisible. Suspect pour la Tchéka, il l’était aussi pour les militants d’extrême gauche. Sa rencontre avec la Spiridonova le lui avait bien rappelé. La provocation policière, le guet-apens d’amis se croyant trahis, tout était possible. Le gamin réapparut, le tira de nouveau par ses habits et l’entraîna vers une ruelle. Un homme s’y tenait tapi qui lui indiqua, sur un bout de carton, une croix noire.
    — L’Ukraine libertaire est morte, lui dit-il. L’armée rouge vient d’écraser la makhnovitchina. Makhno a réussi à s’échapper. Il ne nous reste plus aucune force à opposer aux bolcheviks. Votre tour arrivera vite, les ideiny. Prépare-toi à fuir à

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