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La mémoire des vaincus

La mémoire des vaincus

Titel: La mémoire des vaincus Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel Ragon
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parti de la Russie profonde. Nous gagnerons.
    Fred pensait aux méchants mots d’Alexandra Kollontaï : une hystérique, une folle. Il regardait avec incrédulité Marie Spiridonova et ses folles espérances. Comment tabler sur l’avenir de son parti alors que les bolcheviks détenaient toute prépondérance ? Les paysans ne les suivaient pas, certes, mais la ville a toujours été le lieu du pouvoir. Tôt ou tard, de gré ou de force, les paysans seront bien obligés d’obéir à leurs nouveaux maîtres.
    L’énergie désordonnée qui agitait cette femme minuscule faisait pitié. Dans son visage émacié, ses yeux paraissaient disproportionnés, avec leurs prunelles dilatées, brillantes d’un éclat peu soutenable. Fred ressentait la pénible impression de se trouver devant une suicidaire. Il ne savait plus quoi dire.
    — Marie, vous aimez les paysans et vous n’organisez rien pour les sauver, ni pour vous sauver. Vous attendez qu’ils s’insurgent. Or, l’insurrection de Makhno, elle-même, n’a pas réussi. Elle marche inéluctablement vers sa fin. Pourquoi n’avez-vous pas soutenu la makhnovitchina  ?
    — Makhno a aidé l’armée rouge, comme vous autres, les ideiny , vous aidez les bolcheviks. Sans vous, que seraient-ils devenus ? Non, nous n’avons jamais douté de nos idées. Nous ne renonçons à rien. Si les bolcheviks restent au pouvoir, c’est la faute des anarchistes. Vous avez tout gâché. Allez-vous-en ! Va-t’en, toi, ideiny  !
    — Prenez garde, Marie, les anarchistes ont été liquidés. Votre tour arrivera.
    — Je reprendrai le revolver et la bombe, comme je l’ai fait jadis. Je n’ai peur de personne.
    Elle pouffa comme une chatte, en postillonnant :
    — Va-t’en, maudit ideiny  !
     
    Montant l’escalier plein de débris qui menait au logement où, chaque soir, il retrouvait Galina, Alfred Barthélemy fut frappé par le brouhaha qui emplissait cet ancien immeuble bourgeois. Partagé pour une centaine de fonctionnaires du Parti, dépecé, fractionné à l’extrême, le bâtiment devenait une sorte de caserne. Des grandes pièces, on avait fait quatre chambres, en élevant hâtivement des cloisons de bois. Toutes les cuisines, toutes les salles d’eau, collectives, servaient à quatre, voire à huit familles. Il s’ensuivait de perpétuelles chamailleries, des disputes. D’où ces éclats de voix que Fred percevait plus intensément, plus désagréablement ce soir où sa visite à Marie Spiridonova le déprimait. Si ces fonctionnaires communistes, que l’on contraignait dans ce bâtiment à l’apprentissage de la vie collective la supportaient aussi mal, qu’en serait-il lorsqu’on l’imposerait aux ouvriers et, pire, aux paysans ? Une angoisse saisissait Fred au fur et à mesure qu’il gravissait les marches. L’angoisse du voyageur enfermé dans la cale d’un bateau à la dérive, mené par un capitaine de plus en plus sourd et aveugle. Folle, Spiridonova, oui, sans doute, mais Trotski n’était-il pas dément dans son orgueil de tragédien confondant l’art et la vie ? Trotski utilisait des millions d’hommes qu’il transformait en acteurs pour une mise en scène grandiose. Il jouait la révolution sur le plateau d’un théâtre qui avait la dimension du plus grand de tous les pays d’Europe. Il écrivait sa tragédie dans le sang de ses concitoyens. Esthète halluciné, intellectuel paranoïaque, le ressentiment contre Trotski s’amplifiait chez Alfred Barthélemy, avivé par les propos journaliers de Zinoviev.
    Dans leur petite chambre, où les rumeurs de l’immeuble s’introduisaient comme des sifflements de tempête, Fred trouva Galina prostrée, pliée en deux sur une chaise, hoquetant de douleur. Il se précipita.
    — Tu es malade ?
    — Alexis !
    — Quoi, Alexis ? Où est-il ?
    — On est venu le chercher.
    — Comment ça ? Qui ?
    — Le Parti.
    — Le Parti ? Pourquoi ?
    Il s’agenouilla devant Galina, lui releva la tête, l’embrassa sur ses yeux mouillés.
    — Qu’est-il arrivé à Alexis ?
    — Je ne t’avais rien dit, mais Alexandra me reprochait de l’élever moi-même. Elle me répétait que je me rattachais à des idées bourgeoises, que nos enfants devaient être des fils de la Révolution et pris en charge par l’État, que je n’avais pas le droit de confisquer pour moi seule un fils de la Révolution. Elle a raison, bien sûr. C’est moi qui ne suis pas assez forte. Alexis sera mieux dans

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