La momie de la Butte-aux-cailles
produits ».
Pantelants, ils parvinrent sous une verrière où s’échinait une ruche féminine. Une odeur forte et fraîche, haleine de dizaines de plantes, les essouffla davantage. La rose pompon, le trèfle incarnat, l’oranger, l’iris, la fougère, le mimosa, la cannelle se fondaient en un bouquet sauvage additionné de celui de la vanilline et du musc nitré. Joseph éternua.
— Ça y est, j’en ai pour des heures, maugréa-t-il.
Les femmes se les désignaient du menton en ricanant. Toutes exerçaient un travail pénible, mais les poudrières étaient les plus mal loties. Battre et secouer les sachets de toile afin de leur procurer une tournure agréable dégageait une poussière telle qu’elles ressemblaient à des mitrons. Lorsqu’elles les avaient emplis de poudre de riz ou de poudre de savon, elles les répartissaient dans des emballages doublés de dentelles à l’instar de boîtes de dragées.
Aux éternuements répétés de Joseph s’ajouta la toux de Victor, qui se sauva en catastrophe, tant pour la sauvegarde de ses poumons que pour celle de son matériel photographique.
L’atelier où ils aboutirent était celui des préposés aux coffrets.
— Ces flacons de cristal sont exécutés de manière artisanale à Baccarat. Notre directeur affectionne les formes carrées ou rectangulaires, mais il arrive qu’il cède à un caprice, par exemple cette amphore à la grecque. Que ces reflets ambrés sont harmonieux ! Un parfum s’admire autant qu’il se sent, il est objet avant d’être adjuvant de séduction !
Il rôda derrière un gaillard qui couchait délicatement sur du satin une bouteille oblongue à deux anses maintenue par un bolduc bleu.
— Comme vous le constatez, nous créons aussi des onguents à base de graisses animales ou végétales –cette estampille est d’un raffiné, elle donne envie de se laver du haut en bas !
Joseph recula, redoutant que le petit homme ne décidât de se plonger immédiatement dans une baignoire afin d’étrenner la savonnette qu’il palpait.
— Nous sommes fiers de notre dentifrice Polly, de notre fameux classique, Mimosette , de notre pâte Romant pour la douceur des mains qui éblouit, charme les coquettes et que prescrivent à leurs patients souffrant d’engelures des médecins célèbres, de notre crème Nuage d’été avec laquelle les messieurs se rasent désormais sans eau et sans savon.
— Et sans rasoir ? interrogea Joseph.
Victor actionna de nouveau son appareil.
— À présent, veuillez prendre note de l’importance du flaconnage, continua leur cicérone.
Enveloppées de tabliers blancs, des ouvrières travaillaient en équipe de quatre. Dans de grands récipients appelés balarus, elles versaient vingt ou trente litres de parfum, émeraude, grenat, orangé ou rubis. L’une d’elles emplissait les flacons, une autre collait les étiquettes. Après le bouchage à l’émeri, le flacon était gainé d’une capsule de peau et d’un ruban décoratif noué par les deux dernières ouvrières qui « coiffaient faveur ».
— L’esthétique du flacon est améliorée par cette bagatelle, qui doit être appropriée à la couleur du contenu, régulière, fantaisiste, légère, solide et prompte à se dénouer. Ces dames ont des doigts de fée, elles ne se contentent pas d’un chiffonnage sommaire comme de vulgaires modistes.
Victor jeta un regard apitoyé aux fées. À la fin de la journée, elles enduraient sans conteste des migraines provoquées par un contact permanent avec les liqueurs enivrantes.
— Pour bien se parfumer, savez-vous, messieurs, qu’il convient de quelques touches sur les points de pulsation ? On peut préférer déposer une ou deux gouttes sur un oreiller ou des draps. Ah ! Cela vous change la vie ! proclama le petit homme qui psalmodia :
Lecteur, as-tu quelquefois respiré
Avec ivresse et lente gourmandise
Ce grain d’encens qui remplit une église
Ou d’un sachet le musc invétéré 31 ?
— Et ceux-là, couverts de poussière, sur cette étagère, Éternel féminin , un programme prometteur ? demanda Joseph.
Il désigna à Victor un ruban vert semblable à celui qui ornait Sourire des Indes .
Gêné, le petit homme tenta d’esquiver la réponse en s’écartant, mais Victor lui coupa le chemin.
— On en a arrêté la production.
— Pour quelle raison ?
— Je ne suis pas censé le savoir.
— Ce qui signifie que vous êtes au courant, conclut
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