La momie de la Butte-aux-cailles
France, mais je vous félicite de l’attention que vous exprimez pour l’empire du Soleil-Levant.
— Faut c’qu’il faut, ma petite-fille est un peu de là-bas ! Qui sait, j’irai sans doute un jour chez les geishas avec vous tous, alors je m’informe.
— Tiens, maman, voilà la Benzine, ça sent mauvais, vaudrait mieux patienter jusqu’à la fin du dîner, Iris s’est donné du mal… chuchota Joseph.
— C’est très goûteux, vous les avez réussies, vos truites, encore que si ç’avait été moi qui les avais cuites, j’les aurais laissées griller un tantinet plus longtemps, avec davantage de lait et de farine et nettement moins de matière grasse.
Rompue aux remontrances culinaires de sa belle-mère, Iris répliqua d’une intonation badine :
— Chère Euphrosine, si ce voyage chez les samouraïs que vous envisagez se réalise, ce sera une véritable délégation… Le cercle de famille va s’agrandir.
Cette déclaration plongea la tablée dans un silence effaré. Kenji regarda Joseph, Joseph regarda Kenji, Euphrosine avala de travers.
— Que… Que signifie… balbutia Joseph.
— J’ai consulté le Dr Reynaud cet après-midi, il a confirmé : je suis enceinte, c’est pour avril de l’année prochaine.
La stupéfaction paralysa la tablée. Joseph était partagé entre la joie et une vive appréhension. Allait-il être capable d’assumer les fonctions de chef de tribu ? Parviendrait-il à nourrir sa descendance ?
Il étouffa ses craintes et embrassa Iris en l’exhortant à se reposer. Kenji s’éclaircit la gorge en traçant de gracieux méandres dans ses arêtes, du bout de sa fourchette. Il enlaça sa fille et lui enjoignit de le doter d’un petit-fils. Quant à Euphrosine, dès qu’elle eut dégagé son gosier de l’amande qui l’obstruait, elle se répandit en hosannas, en Jésus-Marie-Joseph et en recommandations.
— Va falloir introduire un peu de bidoche dans votre régime, sinon vous risquez de nous fabriquer un garçon à la flan avec du sang d’navet dans les veines ! Du reste, interdiction d’vous occuper du fricot, je reprends mon tablier.
— Daphné me réclame, excusez-moi…
Iris évacua l’exaspération suscitée par ces injonctions en courant se pencher au-dessus du lit où sa fille dormait à poings fermés.
— Tu auras une sœur, je ne mangerai pas de viande, et je continuerai à préparer nos repas ! annonça-t-elle à son enfant.
Puis elle s’assit au piano. L’adagio de la Sonate numéro 1 en sol mineur de Bach s’échappa de l’instrument avec lenteur et maladresse. Iris savait qu’elle n’était guère douée, ce qui ne l’empêchait pas d’éprouver une immense satisfaction à malmener le clavier. Si la musique se contentait de palpiter en elle, elle épanouirait un jour en Daphné. Elle songea que, le temps d’une grossesse, elle aurait le loisir de rédiger l’histoire du chat de Man, mais peut-être aussi celle du tigre végétarien qu’elle avait inventée une nuit d’insomnie.
Non sans réticence, Joseph, suivi de sa mère et de Kenji, s’installa dans un fauteuil. Il perdit vite le fil de la mélodie hésitante pour s’absorber dans le projet littéraire qui, il le souhaitait ardemment, allait enfin lui apporter la fortune. Dame, deux petiots, ça dévore. Le fiacre infernal commençait à rouler dans ses méninges et les quartiers interlopes du vieux Paris, son Cocher nommé Diableteau fouettait deux canassons aux naseaux fumants qui avaient le pouvoir de métamorphoser en bovins les omnibus et les tramways.
« Ça, c’est le début, mais ensuite ?…» se demandait l’auteur que Bach anesthésiait.
Euphrosine s’emberlificotait dans la quantité de langes et de bavoirs à fournir, sans parler du berceau a racheter puisque le moïse avait été offert à de vilains canidés qui l’avaient réduit en miettes.
Kenji apercevait à l’horizon un aïeul courbé sur une canne à pommeau en forme de tête de cheval, un troupeau de garnements pendus à ses basques. En lui se révoltaient le dandy, le séducteur, le mâle. Il prétexta une migraine et détala à la recherche d’un fiacre.
Quand il sonna, rue des Dunes, à l’appartement où logeait Djina, celle-ci s’apprêtait à se coucher. Après avoir enfilé une chemise de nansouk blanc rehaussé de plumetis et recouvert ses cheveux d’un bonnet à fronces, elle retapait le lit enclos dans des murs tendus d’une étoffe mastic où
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