La momie de la Butte-aux-cailles

Beaux-Arts, section sculpture.
    — Et moi Tasha Kherson, ou plutôt Legris.
    — Mon Dieu, on étouffe, je me pâme, quelle idée j’ai eue de réserver mes divorces à cette soirée ! grommela Félicité Ducrest.
    — Vos divorces ? Avez-vous rompu différents mariages simultanément ? demanda le peintre.
    — C’est une affaire personnelle, monsieur, je ne m’en entretiendrai qu’avec cette avenante personne, dont je requiers les services.
    Elle guida Tasha vers l’autre bout de la salle, où seuls quelques audacieux se risquaient à étudier l’anatomie de bergers écossais parés de kilts et de chaussettes moulantes.
    — Quels sont ces divorces ? murmura Tasha.
    — Ma chère, ce sont des baleines qui préviennent l’éloignement des seins sur les côtés en les maintenant dans des gorges à gousset. Très esthétique, mais oppressant.
    — J’ai résolu le problème à ma façon, je ne porte pas de corset, précisa Tasha à voix basse.
    — Good morrrning, ladies, my name is Ellen Mac Gregorrr, clama l’imposante matrone responsable des bergers écossais, mais aussi de leurs troupeaux de moutons à poil long.
    — Qui est cette vénus rousse ? Elle est superbe, pourquoi a-t-il fallu que Félicité m’en prive ? dit Michel Forestier.
    — Tasha se mêle de peinture, hélas, c’est chasse gardée, elle est unie à un libraire dont la jalousie excessive décourage les conquérants.
    — Je n’ai cure des époux, c’est une espèce nuisible, il convient de s’en débarrasser. Mais… que lui arrive-t-il ?
    Michel Forestier se précipita au secours de Tasha, juste à temps pour la recevoir dans ses bras. Il parvint à la soutenir jusqu’à une chaise où elle s’affala, à demi prostrée, et pria sa tante d’aller lui chercher de l’eau. Déjà Tasha revenait à elle.
    — Que s’est-il passé ?
    — Un éblouissement. On suffoque.
    — Ça va mieux ?
    — Oui, un léger écœurement, marmonna-t-elle. Profitant de son trouble, Michel Forestier fourra un morceau de papier dans son réticule.
    — Mon nom et mon adresse, je vous supplie de venir chez moi. Dès que je vous ai vue, j’ai senti…
    La survenue de sa tante, un verre à la main, le condamna au mutisme, mais ses doigts, qui s’étaient introduits sous les jupons de Tasha, s’efforçaient de palper sa cheville. Elle le repoussa et se redressa après avoir bu.
    — Je vous remercie. Puisque mon mari n’est pas là, je vais rentrer.
    — Permettez au moins que je vous appelle un fiacre.
    — Merci de votre attention, j’ai envie de marcher.
    — Dans la nuit ! Seule !
    — Elle se tue à te répéter qu’elle va bien, bougonna sa tante.
    — C’est un château branlant. Je la raccompagne.
    — Non, monsieur. C’est moi qui m’en charge, décréta un homme élancé, glabre, aux cheveux châtains.
    Envoûtée, Tasha se plia à cette autorité inopinée.
    Michel Forestier, sa tante et Maurice Laumier assistèrent pantois au départ du couple. Le peintre finit par mâchonner :
    — Elle décanille avec ce Kampers et elle a le culot de se rebiffer contre mes avances sous prétexte de fidélité conjugale…
    — Tu utilises le nom de ta mère, Hans Richter ? s’enquit Tasha dans l’estaminet où ils s’étaient réfugiés, place de l’Odéon.
    — Un moyen d’en terminer avec mon ancienne existence. Du fait que Frida et moi sommes séparés, je .. .
    — Tu l’as quittée ? Je parie que tu t’es trouvé une nouvelle Galatée. Est-elle chanteuse, écrivain, peintre, sculpteur ?
    Elle lui parlait d’une voix posée. « Comment est-ce possible ? » se demanda-t-elle.
    Ils étaient si proches qu’elle glissa vivement les mains sous la table pour ne pas lui effleurer la nuque comme autrefois.
    Il eut un rire désabusé et ingurgita la moitié de son bock avant de répondre :
    — Elle s’est amourachée d’un officier d’ordonnance qui habite Leipzig, ils élèvent notre rejeton.
    — Tu as un fils ?
    — Helmut, il a cinq ans. Et toi ?
    — J’ai convolé avec un libraire, Victor Legris, l’homme de ma vie. Pas d’enfant.
    — Je présume qu’il ne profère aucune critique à ton égard. Voilà pourquoi tes tableaux, bien que très supérieurs à ceux de ta période berlinoise, pâtissent toujours de tonalités trop claires et d’une perspective parfois faussée – à moins que ce ne soit à dessein que tu distordes tes sujets.
    Les yeux braqués sur lui, elle se