La momie de la Butte-aux-cailles
Quant à votre Baiser, c’est une œuvre d’un érotisme torride. Vous seul exaltez l’éternel féminin.
— Mon cher, tel l’arbre qui reste noble sous la torture du jardinier, la femme, victime de la mode, reste encore l’unique échantillon ravissant de cette fin de siècle insipide et obscène.
— Je partage votre conviction, la femme est l’éclatant fleuron de notre univers.
« Ne suis-je qu’un échantillon pour ces messieurs ? » s’interrogea Tasha.
Cette voix un peu rauque, cette impeccable diction, cette façon de scander chaque labiale, provoquaient en elle un malaise insupportable. Il parlait couramment français et son pédantisme en était renforcé.
— Vous aimer Diderot ? souffla un individu ventripotent affligé de tics. Moi n’avoir apporté qu’une fraction de mes effigies, quatre-vingt-treize autres s’entasser dans mon atelier. Vous consentir à les voir ?
Elle eut un geste de dénégation et vira en direction de la sortie. Elle allait y accéder quand Anatole France l’invita à se désaltérer d’une coupe de champagne. Ils refluèrent vers le buffet, sous les portraits de Voltaire, de d’Alembert, de Piron, de Rousseau, de Mirabeau qui vouaient les murs de l’établissement à la mémoire des clients célèbres disparus.
— Dire que j’ai écouté ici même Gustave Aimard, traître à ses Peaux-Rouges, débiter des bluettes parisiennes ! Émile Goudeau y a déclamé des sonnets, et on y a créé la première œuvre de Verlaine, Madame Aubin. Cazals réunissait tous les jeudis et tous les dimanches des littérateurs novices, nous chantions, sur l’air de Cadet Rousselle : « Ah ! Ah ! Ah oui vraiment, l’ Procope est un café charmant ! »
L’écrivain soupira.
— Où sont nos jeunes années ? La mort de Verlaine y a mis un terme, maintenant c’est à Montmartre que vont s’envoler les poètes.
Ils furent brièvement séparés par une femme à la coiffure et au maquillage tellement soignés qu’ils la délestaient d’une bonne dizaine d’années. Elle vogua vers Maurice Laumier qui trinquait un peu plus loin avec Michel Forestier.
— Enfin toi ! Maurice, voici ma tante par alliance, Mme Félicité Ducrest, une fervente d’art contemporain.
Le peintre toisa le nez presque inexistant, la bouche saignante révélant des incisives de lapin, et pensa « une jolie génisse sur le retour…».
— Ce monsieur est un enthousiaste du cloisonnement, même s’il adapte aujourd’hui son talent à de viles expériences matérielles.
— Mon neveu a une nette tendance à l’exagération, je gage que vos tableaux reflètent vos conceptions modernes.
« Pourquoi l’ai-je traitée de génisse ? C’est une perle, cette petite femme ! » rectifia Maurice Laumier en son for intérieur.
— Vous allez être déçue, je suis incapable de surpasser les ineffables barbouillages accrochés au Salon des Champs-Élysées, Opération de sérothérapie à l’hôpital Trousseau et autres Fils du Gaulois.
— J’ai certes été très impressionnée par Le Barbier de Brispot , c’est si reposant, les scènes de genre lourdement académiques ! On se lasse des chevaux violets, des femmes orange et des arbres chocolat… Souriez, jeune homme, j’ai confondu repos avec incommensurable ennui. Pour moi, rien ne vaut Gauguin. Mais je confesse éprouver un faible envers Renoir, dont plusieurs toiles ornent mon modeste logement.
— Nom d’un chien, quelle époque ! s’exclama Michel Forestier. La vulgarité règne en despote, la critique porte au pinacle des sculptures d’une telle médiocrité ! Après le bain , par exemple, une ode à la maternité où des cupidons joufflus lutinent des nymphes effarouchées, quelle guimauve ! Je préfère encore ma cohorte de saints en plâtre.
— Allons, mon neveu, ton heure viendra, la vôtre aussi, monsieur…
Avant de décliner son identité, Maurice Laumier jaugea l’assistance, heureux de reconnaître Tasha, qu’il enleva à l’illustre écrivain.
— Voyons, Maurice, c’est d’une impolitesse…
— Il a eu raison, vous méritez mille fois qu’on v sous délivre des vieux satyres, mademoiselle ! s’écria Michel Forestier.
— Monsieur, c’est d’Anatole France que vous parlez !
— Serait-ce du président de la République que cela ne changerait rien. Puisque nul ne s’en préoccupe, je me présente, je me nomme Michel Forestier, j’étais condisciple de Maurice aux
Weitere Kostenlose Bücher