La momie de la Butte-aux-cailles
alternaient des dessins d’Orient et des aquarelles de fleurs.
Elle entrouvrit la porte. Kenji monopolisa la parole, son débit saccadé traduisait l’excitation provoquée par cette entrevue, première rencontre nocturne au domicile de sa dulcinée.
— J’avais besoin de toi, impossible d’attendre, j’étais chez ma fille et mon gendre, et l’idée de me languir seul face à mes estampes m’a été insupportable. Si cela t’ennuie, je sommeillerai sur le canapé, demain je m’en irai tôt…
Elle le repoussa gentiment, déguisant sa victoire en une mine contrite.
— Nous avions conclu un pacte…
— Juste un baiser, un thé vert, et je file !
— Mais non, metoumtam, je te garde.
Elle triomphait, il avait franchi le pas, il était sous son emprise.
— Metoum quoi ?
— Metoumtam, nigaud en yiddish. Donc, tu m’aimes un peu ?
Jamais il ne lui avait octroyé de déclaration en bonne et due forme.
— Tu le sais.
— Dis-le.
Il jeta sa canne et son melon, la serra sur son torse.
— Eh bien oui, je t’aime, là !
Victor faisait les cent pas dans l’appartement. Chambre à coucher, laboratoire, cuisine, couloir, chambre à coucher, indifférent à Kochka qui trottinait derrière lui. Tasha serait fâchée, quelle fable lui servirait-il afin de justifier sa défection ? Il n’avait pas eu le courage de sortir de nouveau, tant pis pour le Procope . Pourquoi rentrait-elle si tard ? Que lui dire ? Un suicide ? Un meurtre ? Elle aurait beau jeu de l’accuser d’avoir entamé une enquête. Il se reprochait d’avoir dissimulé le testament de tata Bric-à-brac. Il n’avait reculé que pour mieux sauter. Tout à coup, il distingua des pas, des voix. Il gagna la fenêtre. Sur le trottoir, deux ombres indécises, qui tantôt s’écartaient, tantôt se réunissaient. Tasha et un homme, elle appuyée contre son épaule, lui rigide, acceptant cet hommage sans manifester d’émotion. Soudain, Tasha fit volte-face et se précipita dans l’atelier. L’homme temporisa quelques secondes et se dirigea vers la porte cochère.
Le front collé à la vitre, Victor écoutait son cœur battre violemment. Traverser la cour exigea un effort douloureux. Tasha n’avait allumé qu’une bougie et s’était allongée dans l’alcôve sans ôter son couvre-chef.
— Je suis désolé, j’ai eu un contretemps. Une marchande qui me montrait un lot de bouquins s’est évanouie. Tu es malade ?
— Fatiguée. Mes nerfs ont craqué. Tous ces rapins prétentieux qui méprisent les artistes féminins… Et puis j’ai surpris des réflexions antisémites. J’ai eu un malaise. Un ami de Laumier m’a déposée en fiacre.
— Je t’ai téléphoné, tu étais en route. Je n’ai pu joindre ni Kenji ni Joseph.
— Ce n’est pas grave, mon amour, tu n’as rien raté, cette exposition était d’une platitude !
— Tu restes ici ?
— Vas-y, j’arrive.
Préoccupé, Victor retourna à l’appartement. Il avait menti, elle aussi. Ces duperies le rendaient nauséeux. Il séquestra Kochka dans la cuisine et s’enfouit sous la courtepointe. Lorsque Tasha s’étendit à son tour, il voulut réchauffer ses pieds gelés. Elle roula sur le côté.
Victor affrontait son propre sentiment de culpabilité. Que ne s’était-il sauvé de la cour de Rohan pour galoper jusqu’au Procope ! Il voua aux gémonies l’inspecteur responsable de cette soirée désastreuse et se réfugia dans les bras de Morphée.
Tasha rêva qu’elle était poursuivie par une foule haineuse perpétrant un pogrom et qu’un homme châtain aux traits imprécis l’arrachait in extremis aux assassins.
CHAPITRE XI
17 septembre
La nuit était tiède. Dans quelques heures, le jour tirerait les rideaux et les habitudes reprendraient leur cours inéluctable. Sous la lueur bleutée de la lampe, Augustin Valmy ne distinguait plus les rectangles marron du papier beige qui tapissait les murs. Son bureau lui paraissait presque agréable.
Il bâilla, inspecta ses ongles et se carra au fond de son fauteuil. Le légiste lui avait relaté les points essentiels de ses déductions.
— Après l’examen au microscope du torchon provenant de la cuisine de la femme Piote, nous avons découvert des lambeaux infimes d’épiderme tels qu’aurait pu en enlever sur le cou de la victime une pression violente du tissu nid-d’abeilles. Nous en avons conclu qu’une strangulation précédant la pendaison pourrait avoir
Weitere Kostenlose Bücher