La nef des damnes
nous !
Depuis l’attaque de Maillezais, tu sais que nos gars ne demandent que ça.
— Pas maintenant !
Costans, qui ne manquait pas d’une certaine lucidité, avait le sentiment aigu de s’être mis à découvert en franchissant Gibraltar. Il était comme le renard qui sait qu’il ne doit pas s’éloigner de son terrier sous peine d’être tué par les chasseurs. Il insista :
— Nous ne sommes pas chez nous, ici. Cette mer n’est pas la nôtre. Entre les Barbaresques qui risquent de nous attaquer et les tempêtes...
— Aurais-tu peur d’affronter la mer intérieure, mon frère ? Aurais-tu peur de l’inconnu ?
Le Diable s’était tourné vers son aîné. Une trouble lueur dansait dans ses yeux noirs. Raillerie, colère, défi... Costans n’arrivait pas à la déchiffrer. Il protesta :
— Tu sais bien que non ! Mais nous sommes allés trop loin.
— Et quand bien même il n’y aurait pas de retour... Crois-tu donc qu’il me suffise de les voir couler ? Je veux plus, Costans, qu’un simple combat. Dois-je te rappeler pourquoi nous les traquons ?
— Mais... Non, je...
— Tout d’abord, le coupa son frère, l’esnèque, et cela m’a coûté un marka d’argent pour avoir ce renseignement, transporte un trésor, ensuite le knörr est chargé de marchandises et enfin...
La voix du Diable se fit plus forte :
— Enfin, et là, tu as raison, il y a l’attaque manquée de Maillezais, la mort d’un membre de notre fratrie et celle de plusieurs de nos gars !
À ces mots martelés avec rage, Costans baissa la tête. Il ne se souvenait que trop bien de la fureur de Rohard quand le fleuve avait rejeté vers eux le cadavre éventré d’Allard, son frère préféré.
Rohard n’avait jamais eu qu’une faiblesse : le plus joli garçon de leur fratrie, né quelques mois avant lui d’une autre mère, une bergère engrossée par leur ivrogne de père. Un garçon doux comme un agneau, sauf au combat. Et c’était bien là ce qu’ils avaient en commun : le goût du sang. Cela et quelque chose d’autre qui faisait briller leurs yeux et les conduisait à l’écart pour de troublants corps à corps.
Chargé lors de l’attaque de Maillezais de trouver le trésor sur l’esnèque, Allard avait répondu à l’appel de Rohard qui ordonnait la retraite et, plongeant dans la rivière, avait été obligé d’affronter le chef des guerriers fauves, se battant avec férocité jusqu’à ce que ce dernier le fouaille de sa lame et que les entrailles lui sortent du corps... Allard était mort et Rohard avait hurlé comme un damné en voyant ce qui restait de son frère et amant.
Costans avala sa salive.
— Après ce qu’ils ont fait, même la mort est trop tendre pour eux, poursuivait le Diable dont la voix se radoucit de façon inquiétante. Je ne veux pas d’un combat, je veux autre chose. Je veux que leur souffrance soit telle qu’ils nous supplieront de les achever, tu entends ? Ils nous supplieront.
— Oui, Rohard, oui, fit Costans, comprenant qu’il serait dangereux pour lui de continuer à tenir tête à son cadet. C’est toi qui as raison. Pardon.
— Maître !
C’était la voix du pilote, Mario, un Génois qui connaissait aussi bien la Méditerranée que l’Atlantique. Tout comme le capitaine, il était l’un des survivants de l’équipage d’origine et avait choisi de se mettre au service du Diable de la Seudre plutôt que de finir les entrailles retournées par les crocs de métal des naufrageurs.
— Qu’est-ce que tu veux, toi ? gueula Rohard.
— Le temps change, répondit l’Italien en restant à distance respectueuse.
Le Diable fixa la mer et ne remarqua rien, mais il savait depuis longtemps que les pilotes sont des hommes à part, que leur regard est un pressentiment plus qu’une vision. Et Mario était un excellent pilote. Son ton se fit moins rude et il demanda :
— Que proposes-tu ?
— Nous avons juste le temps de remettre toute la voile. Nous approchons d’Al-Meriya. C’est un des rares bastions chrétiens sur cette côte et j’y connais du monde. Nous pourrons faire aiguade et attendre l’accalmie.
— Bien. Mais n’oublie pas qu’il te faudra ensuite retrouver ceux-là.
L’homme avait désigné l’esnèque et le knörr dont les silhouettes s’estompaient dans une brume de chaleur.
— Si ce qui arrive ne les envoie pas par le fond, je vous en fais serment sur la Madone ! dit l’Italien en baisant la
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