La nef des damnes
Je n’aime pas cette impression d’avoir toujours un voile devant les yeux.
— Elles viennent d’Afrique. Elles aussi vont se dissiper. Regardez, le vent forcit. Il mettra bon ordre dans tout cela.
Le brouhaha à bord du navire marchand s’était intensifié. La voile pourpre se déploya en claquant puis se tendit. Grâce aux efforts des mousses, le pont était quasiment propre. Les marins chantaient la nage.
— L’esnèque devra revenir vers nous à la rame, reprit Hugues. Et j’aimerais autant qu’elle s’y décide assez vite. Ce ne sont pas des eaux où il fait bon perdre son escorte. Ce passage entre l’Afrique et l’al-Andalus est l’un des plus dangereux de notre traversée.
— Nous en avons réchappé.
— Je ne pensais pas au simoun ni même aux tempêtes qui, aussi terribles puissent-ils être dans ces parages...
Au moment où Hugues prononçait ces mots, le bruit régulier se fit à nouveau entendre et, presque aussitôt, retentit l’appel de la vigie.
4
Le simoun avait disparu dans les terres aussi soudainement qu’il était apparu, mais la tempête faisait encore rage et des déferlantes passaient par-dessus la proue. L’esnèque tanguait et roulait, embarquant des paquets de mer que les marins écopaient. La coque était parcourue de grincements, de craquements de toute sorte, rien de dissonant, juste le bruit d’un navire par gros temps. Puis d’un coup, le vent tomba. Ils longeaient des falaises et des grèves de sable fin étincelantes de blancheur.
— Jetez l’ancre flottante ! ordonna Harald, l’homme de gouvernail. Levez rames !
Des marins se précipitèrent, faisant basculer un tronc par-dessus bord. Les pelles se dressèrent. L’esnèque ralentit sa course et s’immobilisa bientôt, bercée par une houle légère.
— Rentrez rames !
Une fois les ordres exécutés, les nageurs se redressèrent, secouant le sable de leurs vêtements, soulagés et stupéfaits d’être encore en vie. Enfin, tout l’équipage, guerriers et gens de mer, poussa un long hurlement, à la fois cri de guerre et de triomphe. Magnus le Noir, le chef des guerriers fauves, sonna du cor : ils avaient survécu à la tempête et, ce soir, il composerait un chant pour célébrer cette victoire.
Les yeux d’un bleu délavé d’Harald contemplaient la côte toute proche. Originaire de Norvège, il avait longtemps commandé Vesnecca régis du roi Henri II Plantagenêt, ce long bateau qui faisait la navette entre Barfleur et Portsmouth, mais c’était la première fois qu’il affrontait la mer intérieure.
Un grand gaillard, sa hache sur l’épaule, le rejoignit bientôt. Aussi large et blond que son compère, norvégien comme lui, Knut était le maître de la hache, le charpentier du bord, mais c’était aussi lui qui veillait au rythme de nage, encourageant souvent les rameurs avec les battements de son tambour de guerre ou le martèlement du plat de sa hache sur un bouclier de métal.
— Voilà quelque chose que ni toi ni moi n’avons jamais rencontré dans nos mers froides ! s’écria-t-il.
— On s’en serait passé, grommela Harald en secouant le sable de ses cheveux. Avons-nous des dégâts, des blessés ?
— Aucun, mais il me reste à inspecter les barriques qui protègent le matériel et les armes. J’ai ordonné aux hommes de nous débarrasser de ce satané sable rouge. Il y en a partout. J’étais venu voir si tu avais besoin d’aide.
— Non, ça ira. Mais puisque tu es là, prends la barre, que je me détache.
Le Norvégien ôta les liens qui l’avaient maintenu à son poste puis saisit à nouveau le hel , la barre transversale qui lui permettait de manœuvrer le gouvernail latéral. Ils se taisaient maintenant, perdus dans leurs pensées, regardant sans les voir les hommes balayer le pont et les rameurs reprendre leur place sur les bancs de nage. Ces deux-là avaient tant navigué ensemble que le plus souvent ils se passaient de mots. Pourtant, le silence du stirman intrigua Knut.
— Tu ne sembles pas goûter notre victoire sur la tempête, remarqua-t-il.
— Nous avons perdu le knörr, répondit Harald, un pli soucieux barrant son front.
— Ça fait un moment déjà... L’alcazaba était déjà loin derrière nous qu’ils ne s’y trouvaient pas encore. Le knörr est un bon navire et Corato un excellent marin, mais ils sont trop lourdement chargés.
— Je n’aurais jamais dû laisser se creuser autant de distance entre nous. Va
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