La nef des damnes
le charpentier avant de vous donner mon avis ?
A cette réponse qui n’en était pas une, le visage du commandant se contracta.
— Et vous autres ?
Les officiers almohades baissaient le regard.
— Nous pensons comme vous, ô ra’is , répondit le plus âgé d’entre eux.
— Comment sais-tu ce que je pense ?
L’homme faillit protester, mais le regard de son chef l’en dissuada. Il s’inclina très bas et se figea ainsi, le corps cassé en deux, attendant que son maître veuille bien lui dire de se redresser. Ses camarades restaient silencieux, très raides dans leurs costumes de toile noire rehaussés de parements de cuir. Tous portaient l’arc turquois dans le dos et le cimeterre au côté. Tous étaient des fils de tribus, vaillants guerriers plus habitués au combat terrestre que naval.
— Je sais que vous êtes plus à l’aise dans les sables du désert que sur mer, fit soudain le ra’is qui lui aussi, parfois, regrettait les combats menés sur le sol d’Afrique, les nuits glacées sous la tente, l’eau saumâtre des foggaras romaines, les ergs de sable doré et le chant des oliviers sauvages. Mais dois-je questionner mes huddam al-markab , les esclaves du navire, pour obtenir une réponse ? Appelez le charpentier et le pilote ! Je veux savoir où nous sommes. Et toi, relève-toi !
Le vieil officier obéit. Un soldat partit en courant. Quelques instants plus tard, on entendait des pas pressés et deux marins vêtus du traditionnel costume court se jetèrent aux pieds du rais . Le charpentier, un homme âgé enrôlé de force sur le navire de combat, gardait la tête basse.
Après un regard à son chef, le Franc s’avança vers lui.
— Regarde-moi, l’homme ! ordonna-t-il. Notre vénéré ra’is veut savoir s’il est nécessaire de faire escale pour réparer ou si nous pouvons continuer notre chemin ?
— Je…
Le vieil homme hésita. Être au milieu des soldats le mettait mal à l’aise, il bégaya :
— La... La tempête a endommagé plusieurs espars.
— Ça, nous le savons. Elle a aussi tué des rameurs. Ce n’est pas ma question. Parle-nous de la cale, où en es-tu et que s’est-il passé ?
— Le chariot de l’arbalète que nous transportions vers l’al-Andalus devait être mal arrimé...
L’homme hésita à nouveau, ses paroles accusaient les officiers et les marins qui avaient attaché le matériel dans la cale.
— Va, va, s’impatienta le Franc.
— Il a défoncé la coque sous la ligne de flottaison. J’ai fait colmater la brèche, mais tôt ou tard il faudra se mettre en cale sèche pour réparer. Ensuite, l’arbre arrière a été endommagé. Je dois installer des colliers de serrage pour le consolider avant que nous hissions à nouveau la voile...
L’homme n’avait pas fini sa phrase que retentit la cloche de bord. C’était l’alerte. Le navire venait de sortir de la brume et devant eux était apparue la silhouette trapue du knörr.
Un officier se précipita vers le commandant :
— Un navire normand droit devant, ô ra’is ! Un knörr chargé de marchandises.
— Sans escorte ?
— Il est seul, ô ra’is ... Ou séparé des siens. Ils ont jeté l’ancre.
— Sans doute réparent-ils les dégâts de la tempête, remarqua le Franc.
— Alors qu’on l’arraisonne ! Je veux la marchandise, le vaisseau et des rameurs pour nos bancs !
7
— Un dromon ! s’exclama le géographe, affolé. Les pirates ! Les Barbaresques !
Tancrède ne réagit pas. Il restait planté là, ses armes à la main, à fixer l’énorme galère dont les rames plongeaient avec régularité dans les vagues. La lumière que réfléchissaient les plaques de métal de sa proue le faisait cligner des yeux. Il avait l’impression de rêver et en même temps il entendait les ordres de Corato et voyait des marins sur le pont. Non, tout cela n’était pas un rêve. Le navire de métal allait les rattraper et les arraisonner.
— Que voulez-vous faire de ça ? demanda Afflavius en le saisissant par le bras.
L’homme était livide de peur et suait à grosses gouttes sous son turban. Musulman converti au christianisme, Afflavius était l’un des géographes envoyés de par le monde par le grand Al Idrisi pour en dessiner les contours. C’était un homme d’étude, un tempérament pacifique et peureux, plus à l’aise avec les étoiles qu’avec les hommes.
Tancrède se libéra de son étreinte, mais l’autre insista, les mots
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