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La nuit

La nuit

Titel: La nuit Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Élie Wiesel
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ordre, selon le plan établi.
    Les projecteurs s’allumèrent. Des centaines de S.S. armés
surgirent de l’obscurité, accompagnés de chiens de berger. Il ne cessait de
neiger.
    Les portes du camp s’ouvrirent. De l’autre côté paraissait
nous attendre une nuit plus obscure encore.
    Les premiers blocks se mirent en marche. Nous attendions. Nous
devions attendre la sortie des cinquante-six blocks qui nous précédaient. Il
faisait très froid. Dans la poche, j’avais deux morceaux de pain. Avec quel
appétit j’en aurais mangé ! Mais je n’en avais pas le droit. Pas
maintenant.
    Notre tour approchait : block 53… block 55…
    — Block 57, en avant, marche !
    Il neigeait sans fin.

Chapitre VI
     
     
    Un vent glacé soufflait avec violence. Mais nous marchions
sans broncher.
    Les S.S. nous firent presser le pas. « Plus vite, canailles,
chiens pouilleux ! » Pourquoi pas ? Le mouvement nous
réchauffait un peu. Le sang coulait plus facilement dans nos veines. On avait
la sensation de revivre…
    « Plus vite, chiens pouilleux ! » On ne
marchait plus, on courait. Comme des automates. Les S.S. couraient aussi, leurs
armes à la main. Nous avions l’air de fuir devant eux.
    Nuit noire. De temps à autre, une détonation éclatait dans
la nuit. Ils avaient l’ordre de tirer sur ceux qui ne pouvaient soutenir le
rythme de la course. Le doigt sur la détente, ils ne s’en privaient pas. L’un d’entre
nous s’arrêtait-il une seconde, un coup de feu sec supprimait un chien
pouilleux.
    Je mettais machinalement un pas devant l’autre. J’entraînais
ce corps squelettique qui pesait encore si lourd. Si j’avais pu m’en
débarrasser ! Malgré mes efforts pour ne pas penser, je sentais que j’étais
deux : mon corps et moi. Je le haïssais.
    Je me répétai « Ne pense pas, ne t’arrête pas, cours ».
    Près de moi, des hommes s’écroulaient dans la neige sale. Coups
de feu.
    À mes côtés marchait un jeune gars de Pologne, qui s’appelait
Zalman. Il travaillait à Buna dans le dépôt de matériel électrique. On se
moquait de lui parce qu’il était toujours à prier ou à méditer sur quelque
problème talmudique. C’était une manière pour lui d’échapper à la réalité, de
ne pas sentir les coups…
    Il fut soudain saisi de crampes d’estomac. « J’ai mal
au ventre », me souffla-t-il. Il ne pouvait plus continuer. Il fallait qu’il
s’arrête un instant. Je l’implorai :
    — Attends encore un peu, Zalman. Bientôt, on s’arrêtera
tous. On ne va pas courir comme ça jusqu’au bout du monde.
    Mais, tout en courant, il commença de se déboutonner et me
cria :
    — Je n’en peux plus. Mon ventre éclate…
    — Fais un effort, Zalman… Essaie…
    — – Je n’en peux plus, gémissait-il.
    Son pantalon baissé, il se laissa choir.
    C’est la dernière image qui me reste de lui. Je ne crois pas
que ce soit un S.S. qui l’ait achevé, car personne ne l’avait aperçu. Il dut
mourir écrasé sous les pieds des milliers d’hommes qui nous suivaient.
    Je l’oubliai vite. Je recommençai à penser à moi-même. À
cause de mon pied endolori, à chaque pas, un frisson me secouait. « Encore
quelques mètres, pensais-je, encore quelques mètres et ce sera fini. Je
tomberai. Une petite flamme rouge… Un coup de feu. » La mort m’enveloppait
jusqu’à m’étouffer. Elle collait à moi. Je sentais que j’aurais pu la toucher. L’idée
de mourir, de ne plus être, commençait à me fasciner. Ne plus exister. Ne plus
sentir les douleurs horribles de mon pied. Ne plus rien sentir, ni fatigue, ni
froid, rien. Sauter hors du rang, se laisser glisser vers le bord de la route.
    La présence de mon père était la seule chose qui m’en
empêchait… Il courait à mes côtés, essoufflé, à bout de forces, aux abois. Je n’avais
pas le droit de me laisser mourir. Que ferait-il sans moi ? J’étais son
seul soutien.
    Ces pensées m’avaient occupé un bout de temps, pendant
lequel j’avais continué de courir sans sentir mon pied endolori, sans me rendre
compte même que je courais, sans avoir conscience de posséder un corps qui
galopait là sur la route, au milieu de milliers d’autres.
    Revenu à moi, j’essayai de ralentir un peu le pas. Mais il n’y
avait pas moyen. Ces vagues d’hommes déferlaient comme un raz-de-marée, et m’auraient
écrasé comme une fourmi.
    Je n’étais plus qu’un somnambule. Il m’arrivait de fermer
les

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