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La nuit

La nuit

Titel: La nuit Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Élie Wiesel
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Allaient-ils permettre à des
Juifs d’entendre sonner la douzième heure ? Évidemment pas.
    — Tous les malades seront achevés à bout portant, dit
le sans-visage. Et, dans une dernière fournée, jetés au crématoire.
    — Le camp est sûrement miné, remarqua un autre. Aussitôt
après l’évacuation, tout sautera.
    Pour moi, je ne pensais pas à la mort, mais je ne voulais
pas me séparer de mon père. Nous avions déjà tant souffert, tant supporté
ensemble : ce n’était pas le moment de nous séparer.
    Je courus dehors, à sa recherche. La neige était épaisse, les
fenêtres des blocks voilées de givre. Une chaussure à la main, car je ne pouvais
chausser mon pied droit, je courais, ne sentant ni la douleur ni le froid.
    — Que fait-on ?
    Mon père ne répondit pas.
    — Que fait-on, père ?
    Il était perdu dans ses méditations. Le choix était entre
nos mains. Pour une fois, nous pouvions décider nous-mêmes de notre sort. Rester
tous deux à l’hôpital, où je pouvais le faire entrer comme malade ou comme
infirmier, grâce à mon docteur. Ou bien suivre les autres.
    J’étais décidé à accompagner mon père n’importe où.
    — Eh bien, que fait-on, père ?
    Il se taisait.
    — Laissons-nous évacuer avec les autres, lui dis-je.
    Il ne répondit pas. Il regardait mon pied.
    — Tu crois que tu pourras marcher ?
    — Oui, je crois.
    — Pourvu que nous ne le regrettions pas, Eliezer.
     
    J’appris après la guerre le sort de ceux qui étaient restés
à l’hôpital. Ils furent libérés par les Russes, tout simplement, neuf jours
après l’évacuation.
     
    Je ne retournai plus à l’hôpital. Je me rendis à mon block. Ma
blessure s’était rouverte et saignait : la neige sous mes pas devenait
rouge.
    Le chef de block distribuait doubles rations de pain et de
margarine, pour la route. Des vêtements et des chemises, on pouvait en prendre
autant qu’on voulait au magasin.
    Il faisait froid. On se mit au lit.
    La dernière nuit à Buna. Une fois de plus, la dernière nuit.
La dernière nuit à la maison, la dernière nuit au ghetto, la dernière nuit dans
le wagon et, maintenant, la dernière nuit à Buna. Combien de temps encore notre
vie se traînerait-elle d’une « dernière nuit » à l’autre ?
    Je ne dormis point. À travers les vitres givrées éclataient
des lueurs rouges. Des coups de canon déchiraient la tranquillité nocturne. Qu’ils
étaient proches, les Russes ! Entre eux et nous – une nuit, notre dernière
nuit. On chuchotait d’un lit à l’autre : avec un peu de chance, les Russes
seraient ici avant l’évacuation. L’espérance soufflait encore.
    Quelqu’un s’écria :
    — Essayez de dormir. Prenez des forces pour le voyage.
    Cela me rappela les dernières recommandations de ma mère, dans
le ghetto.
    Mais je n’arrivais pas à m’endormir. Je sentais mon pied me
brûler.
     
    Au matin, le camp avait changé de visage. Les détenus se
montraient dans d’étranges accoutrements : on eut dit une mascarade. Chacun
avait enfilé plusieurs vêtements l’un sur l’autre pour mieux se protéger du
froid. Pauvres saltimbanques, plus larges que hauts, plus morts que vivants, pauvres
clowns dont le visage de fantôme sortait d’un monceau de tenues de bagnards !
Paillasses.
    Je tâchai de découvrir une chaussure très large. En vain. Je
déchirai une couverture et en entourai mon pied blessé. Puis je m’en fus
vagabonder à travers le camp, à la recherche d’un peu plus de pain et de
quelques pommes de terre.
    Certains disaient qu’on nous conduisait en Tchécoslovaquie. Non :
à Gros-Rosen. Non : à Gleiwitz. Non à…
    Deux heures de l’après-midi. La neige continuait à tomber dru.
    Les heures passaient vite maintenant. Voilà le crépuscule. Le
jour se perdait dans la grisaille.
    Le chef du block se souvint soudain qu’on avait oublié de
nettoyer le block. Il ordonna à quatre prisonniers de lessiver le parquet… Une
heure avant de quitter le camp ! Pourquoi ? Pour qui ?
    — Pour l’armée libératrice, s’écria-t-il. Qu’ils
sachent qu’ici vivaient des hommes et non des porcs.
    Nous étions donc des hommes ? Le block fut nettoyé à
fond, lavé jusque dans ses moindres recoins.
    À six heures, la cloche sonna. Le glas. L’enterrement. La
procession allait se mettre en marche. – En rangs ! Vite !
    En quelques instants, nous étions tous en rangs, par blocks.
La nuit venait de tomber. Tout était en

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