La parade des ombres
son souffle.
Les doigts de Corneille serrèrent les siens une dernière fois dans la main de Junior, avant de les relâcher.
*
Ann cogna du poing contre le mur de sa cellule blanchi à la chaux. Encore une fois. Jusqu’à avoir la main en sang. Elle s’assit sur le lit. Ses doigts tremblaient. Elle savait que si elle continuait, elle les briserait. Une part d’elle en avait envie pour obliger son père à venir, à s’expliquer, à la sortir de cette geôle. Elle n’en pouvait plus de ces messes, de ces prières expiatrices, de ce vœu de silence auquel elle était contrainte, de ces livres sacrés que seuls elle avait le droit de lire et de ces repas trop sobres, trop insipides, destinés à purger son âme et son corps.
Elle en avait une nausée tenace et son nombril enflait de leur ferment. Elle porta la main à sa bouche pour apaiser la plaie que le crépi grossier lui avait infligée. Que s’était-il passé en Irlande pour que ses parents la quittent ? Elle croyait de moins en moins à la version de son père. Si des brigands les avaient attaqués, pourquoi les avaient-ils laissés en vie ? Elle avait beau fouiller désespérément sa mémoire, elle ne parvenait pas à trouver les réponses. Elle savait pourtant qu’elles étaient là, quelque part derrière une porte que sa conscience avait condamnée. Que cachait-elle de si terrible pour que ce cauchemar la hante ? Pourquoi n’avait-elle que des sensations et non des images tangibles ? Et ce pendentif ? Elle referma sa main valide dessus. Elle était convaincue de son importance. Le simple fait de le toucher l’apaisait puissamment. Quel était son secret ? Que représentait-il ?
Depuis qu’elle était enfermée ici, sans nouvelles de l’extérieur, ne recevant ni ne pouvant envoyer de courrier, elle était plus que jamais en proie à ces tourments. Seule la ronde des heures et des offices les troublait.
Ann refoula ses larmes. Depuis la mort de sa mère, quelque chose s’était brisé en elle. Quelque chose qui, au lieu de la plier de chagrin, ne cessait de gronder, de chercher à sortir. D’où lui venait cette violence, quand jusque-là elle n’avait été que rire et douceur ? A cause de ce qu’avait prétendu son père ? En quoi était-elle responsable de la mort de sa mère ? Même si elle se doutait qu’on lui cachait quelque chose à ce sujet, même si elle avait pu deviner la haine que son père portait à Emma de Mortefontaine, qu’avait-elle fait pour y être mêlée ?
Elle soupira de frustration. Elle avait envisagé mille hypothèses. Y compris que sa mère ait pu être témoin de quelque affaire criminelle qui l’aurait obligée à fuir l’Irlande. Cela pouvait expliquer son refus d’en parler, et ce cauchemar qui la poursuivait. Ann avait bien vu que sa mère tremblait devant son insistance à savoir la vérité. Etait-ce cette perspective qu’elle n’avait pas supportée ? Elle blêmit. Et si sa mère, plutôt que de tout dire, avait préféré se suicider ? Et si c’était à cause de cela que son père l’avait punie en réalité ? Elle porta la main à son ventre, agacée de son enflure, agacée de ses frémissements, agacée plus encore de se tourmenter devant des ombres.
Elle se leva et sortit dans le corridor. La mère supérieure allait l’entendre, même si elle devait être punie pour avoir forcé sa porte. Elle n’était pas à une vexation près.
— J’exige de voir mon père, grinça Ann en cognant du poing sur le bureau de l’abbesse.
Celle-ci, drapée dans une inflexibilité insupportable, la narguait d’un œil indifférent, adossée à sa chaise, les mains croisées.
— Vous mutiler ne servira à rien, Ann, lui dit-elle sans douceur. La règle de cette communauté est stricte. Votre père avait ses raisons pour vous y contraindre, et que vous le vouliez ou non m’importe peu. J’obéis au commandement qu’il m’a laissé. Avec du temps, vous vous y ferez, comme vos compagnes.
— Jamais ! fulmina-t-elle. Comment pouvez-vous imaginer que je puisse me plaire dans cette prison ?
— Discutez-en avec les moniales. Dieu aime éprouver la foi de ses fidèles. Bientôt, croyez-moi, vous aussi bénirez sa grande bonté.
— Comment le pourrais-je alors que je n’en puis plus de cette nourriture infecte qui me fait vomir sitôt l’avoir avalée, et flatuler mon ventre ?
Le regard de l’abbesse glissa sur l’arrondi qu’Ann découvrait en tendant sa
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