La parade des ombres
coude à gagner la porte d’entrée où Gabriel l’attendait. Cormac la lui jeta dans les bras sans ménagement.
— Ramenez-la, ordonna-t-il avec cruauté, et conseillez-lui de m’oublier si vous voulez encore jouir d’elle !
Il leur ferma sa porte au nez et s’appuya au chambranle. Il y avait longtemps qu’il ne s’était pas senti aussi léger. Malgré ce qu’il avait dû faire subir à Ann pour laver son honneur bafoué.
*
Ann s’éveilla dans sa cellule huit jours plus tard. Elle voulut se dresser sur son lit, mais une main l’en empêcha.
— Vous êtes trop faible encore.
Elle fronça les sourcils sur une vision troublée et reconnut une des moniales, la sœur Bénédicte, qui faisait office de soigneuse. Elle gémit.
— La fièvre est tombée, vous êtes sauvée, mais vous devez rester couchée.
— Où est mon père ? demanda Ann, qui ne parvenait pas à remettre de l’ordre dans ses pensées.
— Ne vous inquiétez pas de cela, lui répondit Bénédicte d’un timbre embarrassé. Songez seulement à reprendre des forces. Je vais aller vous chercher à manger.
« Manger. Sûrement cet infâme gruau », se dit Ann en entendant la porte se refermer.
Elle se redressa subitement sur sa couche, les yeux exorbités, et porta la main à son ventre.
Cette fois, elle se souvenait.
La cabane, la mulâtresse, l’homme qui l’avait attachée, écartelée sur la table, l’aiguille rougie par les flammes et la douleur en réponse à ses cris, à ses suppliques. Elle n’avait pas réalisé ce qu’on lui voulait.
A présent, elle n’avait plus besoin d’explication. Elle comprenait. Tout. En un instant, elle revit son père qui la fouettait, cette sensation poisseuse entre ses cuisses après son évanouissement et le visage de Cormac qui s’était détourné d’elle au moment de sa visite au couvent ! Son père, son propre père, l’avait violée. Elle remonta ses genoux contre sa poitrine et se mit à se bercer en éclatant en sanglots. C’était impossible, impensable, insupportable. Il ne pouvait pas lui avoir fait cela, même si désormais tout s’expliquait. Son enfermement ici qui lui avait permis de cacher sa faute, ce supplice au risque qu’elle en meure et cet exil, là, entre ces murs tristes pour qu’elle ne puisse l’en accuser.
— Junior, Junior, viens me délivrer, murmura-t-elle.
Elle s’immobilisa aussitôt, ses sanglots comprimés dans ce gémissement qui avait franchi la barrière de sa mémoire. Elle s’y concentra sans pouvoir davantage la forcer, serrant dans son poing le pendentif d’émeraude. Elle reprit son balancement en laissant le flot de ses larmes s’épancher de nouveau, plus désespérée que jamais.
Quel que soit ce Junior, il ne viendrait jamais.
*
Emma de Mortefontaine passa la semaine suivante enfermée dans sa maison, refusant de voir quiconque, pas même Gabriel. Tournant et retournant dans sa tête les arguments de Cormac, brûlant de l’empaler, de l’immoler, de lui arracher yeux et ongles, et, tout à la fois, se rongeant d’impuissance.
Elle ne savait que faire pour contourner cette épée de Damoclès qu’il avait suspendue au-dessus de sa tête. Elle ne pouvait prendre le risque d’être accusée de sa mort, et, sans le torturer, elle savait qu’elle ne pourrait rien en espérer. Elle se retrouva bientôt dans le même état de nervosité et d’angoisse qu’à son départ de Venise, et Gabriel avait disparu lorsqu’elle avait voulu l’étreindre pour s’apaiser. Folle de rage, Emma acheta un nouvel esclave qu’elle enferma dans sa cave et fouetta à mort pour se calmer.
— Je vous ai manqué ?
La voix railleuse de Gabriel la fit se retourner alors qu’elle se nourrissait des flammes de la cheminée sans parvenir à se réchauffer.
— Où étais-tu ? grinça-t-elle entre l’exaspération et la joie.
Il s’approcha d’elle et passa un doigt dans ses boucles, refusant les bras qu’elle lui ouvrait. Emma sentit son ventre se nouer. Elle avait besoin de son jeu, plus encore que d’ordinaire.
— Oui, tu m’as manqué, avoua-t-elle.
Un sourire orgueilleux et satisfait étira les lèvres de Gabriel.
— Je le vois. Tu es amaigrie et désemparée, comme chaque fois que tes démons reviennent.
— Apaise-les.
— Je le pourrais, c’est vrai, répliqua Gabriel en s’écartant d’elle. Je le pourrais mais n’en ai pas envie. Pas ce soir.
— Pourquoi ? Je t’ai
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