La parade des ombres
finalement choir, disloqué, aux pieds de l’assistance, choquée. Ann n’en parut pas affectée. Elle se contenta de redescendre dans le silence qui s’était fait. Elle était allée trop loin. Elle le savait. Elle sauta dans l’herbe grasse et nargua l’aréopage. Injustement.
— Il n’avait pas à me toucher !
— Comme si ça ne te suffisait pas d’avoir tué ta mère ! rugit Cormac, ivre de rage, en l’entraînant par les cheveux jusqu’à son cabinet.
Elle eut beau se débattre, elle ne put s’en dégager. A peine la porte refermée, elle se drapa dans une froide dignité. Il ne lui servirait plus à rien de lutter. Autant se soumettre à la punition. Il saisit la badine, les lèvres serrées, les yeux furieux, exigeant qu’elle relève ses jupons et se penche en avant. Il frappa. Longtemps. Ann ne broncha pas, refusa de s’excuser, son orgueil lui interdisant de laisser échapper le moindre gémissement, la moindre larme. Elle se contenta d’agripper ses chevilles et de regarder son père à l’envers. Avec plus de colère que de remords.
Lorsqu’il immobilisa le fouet, elle se redressa, si vite qu’elle sentit le sang affluer à ses tempes. Un étourdissement la saisit et elle s’effondra, évanouie.
Lorsqu’elle reprit conscience, elle était dans cette même posture, ses fesses cuisaient un peu et son bas-ventre lui faisait mal. Elle se traita d’idiote et se redressa, pour regagner sa chambre où son père l’avait consignée jusqu’au soir. Elle ne croisa personne, pas même Nani, et frissonna dans le corridor, du chant funèbre que les esclaves venaient d’entonner et qui pénétrait par les fenêtres ouvertes. Elle se boucha les oreilles afin de ne pas laisser entrer en elle un sentiment de culpabilité.
Au souper, son père lui annonça que Nani avait été renvoyée.
— Dès demain, tu seras éloignée de la plantation, ajouta-t-il d’une voix blanche. Le couvent auquel je te destine t’apprendra ce que visiblement je n’ai pas réussi à t’enseigner. Tu y demeureras jusqu’aux épousailles avec le parti que je te choisirai.
— Jamais ! répondit-elle en se dressant d’un bond.
Elle eut beau promettre qu’elle ne recommencerait plus, qu’elle serait désormais sage et soumise, rien n’y fit. Un serviteur la reconduisit sans ménagement jusqu’à sa chambre et en boucla la porte. Elle songea bien à s’échapper par la fenêtre, mais eut la désagréable surprise de s’apercevoir que son père avait anticipé cette possibilité. Ses volets avaient été barrés de l’extérieur. Elle ne put les forcer. Le lendemain matin, indifférent à son désespoir, William Cormac la conduisit lui-même au couvent, le seul de toute la Caroline-du-Sud, sans lui accorder un mot ou un baiser.
26
W illiam Cormac se prit la tête entre les mains. Assis à son bureau, il se sentait las, terriblement las. Il avait beau savoir qu’il avait pris la meilleure décision, celle-ci lui coûtait. Ann la vivait comme une punition. C’était faux. L’accident de l’arbre avait seulement servi de prétexte à Cormac.
Emma avait quitté la Caroline-du-Sud pour inspecter sa plantation de Cuba. Il ne supportait plus de la voir rôder autour d’Ann, de sentir peser sur sa fille cet intérêt malsain qu’elle lui portait. Il connaissait trop la teneur du regard dont elle la couvrait. Autrefois, il en avait lui-même éprouvé la brûlure. Il la haïssait profondément, mais ne pouvait ouvertement la contrer.
— Protège Ann, avait supplié son épouse avant de mourir.
Les premiers mois, choqué et malheureux, il n’avait su comment faire, laissant Emma s’immiscer dans leur vie. S’il n’y avait eu Gabriel, il l’aurait volontiers occise. Mais il ne faisait pas le poids contre son homme de main. De plus, il ne s’en sentait pas le courage. William Cormac n’avait pas l’âme d’un meurtrier.
Comme son épouse avant lui, il voyait grandir Ann qui ne perdait plus une occasion de le provoquer. Il savait bien pourquoi. Ann réclamait désespérément son aide, et des réponses. Surtout des réponses. Or les lui donner revenait à la perdre tout autant qu’à la mettre en danger. Cette seule idée lui était insupportable.
Il se leva et s’approcha de la fenêtre. La nuit était noire, sans lune. Un vent chaud s’engouffrait dans la pièce, rafraîchissant à peine les journées brûlantes. Au loin, la voix des esclaves chantait un hymne à la
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