La parade des ombres
enfin.
Mary se leva, abandonna son verre et s’approcha de lui, sans oser le toucher pourtant, de peur de réveiller la douleur de ses cicatrices.
Elle se contenta de chercher sa main.
— Je ne veux pas de ta pitié, Maria. Elle me serait plus insupportable que le reste.
— Comment peux-tu croire que j’en aie ?
Il ne releva pas et continua sa confession, comme s’il avait attendu ce moment depuis toujours.
— J’ai fui Venise. Fermé ma porte aux visiteurs. Mes rares apparitions se sont faites derrière ce masque. J’ai cessé toutes mes activités auprès des miséreux, abandonné mes rêves pour cacher ma disgrâce.
— Pourquoi ? C’était ta raison de vivre, marquis. Avec le crâne de cristal.
Il eut un petit rire désabusé.
— Leurre. C’était un leurre, Mary. Il m’a fallu te perdre pour m’en rendre compte. Te retrouver me le crie plus encore.
— Marquis…
Il se tourna vers elle.
— J’aurais préféré la mort plutôt que la souffrance de ne pas t’avoir délivrée d’Emma. Mes blessures physiques n’étaient rien à côté de celles de mon âme. On n’oublie pas, quoi que l’on fasse. On n’oublie pas une partie de soi dont on vous a amputé.
— J’en suis indigne, murmura-t-elle en baissant le front.
— Non, Maria. Si tu l’étais, on ne t’aurait pas tant aimée.
Il lui releva le menton pour fouiller son regard.
— Sais-tu où Emma aurait pu se cacher ?
— Qu’en ferais-tu ?
— J’irais lui reprendre ce qu’elle m’a volé. Ma vie, mon apparence, mes rêves. A travers le crâne de cristal.
— Elle a parlé de la Caroline-du-Sud lorsqu’elle me détenait captive.
Mary faillit évoquer Ann, mais elle s’abstint. C’était une plaie qu’elle avait refermée. Elle ne voulait pas la rouvrir.
— C’est vaste, grimaça-t-il.
— Charleston est une ville prisée. Nous pourrions commencer par là.
— Nous, Maria ? s’étonna Baletti.
— Je ne te laisserai pas affronter Emma seul.
— Tu en as terminé avec ta guerre. Inutile de le nier.
— C’était vrai.
— Je te l’ai dit. Je ne veux pas de ta pitié.
— Alors, accepte ma tendresse. Cette guerre fut la mienne avant d’être la tienne. Tu ne peux m’empêcher d’y être mêlée. Sans moi, Emma ne t’aurait jamais mutilé. Ma vengeance s’en est réveillée. Je ne pourrai plus la faire taire.
— Tu espères laver ta conscience, Maria, alors que je ne t’en veux pas. C’est absurde.
— Tu as sauvé mon âme autrefois, marquis. Laisse-moi sauver la tienne. Laisse-moi me racheter de tout le mal que je t’ai fait.
— Tu n’en es pas responsable. Emma, seule, l’est. Tu n’effaceras pas toutes ces années en brandissant ton sabre, Mary pirate.
— Tu as raison, murmura-t-elle en nouant ses bras à son cou, plongeant ses yeux dans les siens.
— Comment peux-tu, quand je suis si laid ? gémit-il.
— La laideur n’est qu’un masque. Tu m’as appris à voir au-delà.
Il la serra dans ses bras, refusant les lèvres qu’elle lui tendait.
— Te retrouver me bouleverse, avoua-t-il, mais il me faudra du temps avant de pouvoir…
— Me faire confiance ? Ta patience autrefois me l’a laissé, ce temps.
Il ne répondit pas et, l’espace d’un instant, Mary eut l’impression de bercer un nouveau-né.
30
I ls longeaient l’archipel de Camagüey lorsque la vigie signala une voile sur tribord arrière.
Mary s’empara de la longue-vue, à l’exemple de Baletti.
— Qu’en penses-tu ? s’enquit le marquis comme elle demeurait silencieuse.
— Le Jolly Roger est hissé, c’est un pirate, soupira-t-elle, sans écarter son œil de la lunette.
— Frégate ?
— Brigantin. Cela ne sert pas nos affaires, marquis.
— Il est rapide ?
— Et agile. Il est redoutable de dextérité, plus encore que la frégate. Nous ne lui échapperons pas. Le Maña ne fait pas le poids. Mieux vaudrait se rendre.
— Comme tu voudras, consentit Baletti. Calvi ?
— Je suis de son avis, monsieur, répondit celui-ci, comme Mary lui tendait sa longue-vue.
Elle s’apprêtait à faire mettre en panne lorsque Baletti, qui sondait toujours le large, demanda :
— Ils ont hissé un pavillon rouge en dessous du Jolly Roger. Qu’est-ce que cela signifie ?
Mary laissa échapper un juron. Les deux hommes se tournèrent vers elle de concert.
— Cela indique qu’ils ne feront pas de quartier, expliqua-t-elle, le front barré
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