La parade des ombres
sa route et qui lui apportent une trêve, mais pas comme elle le devrait, pas comme Niklaus. Mary fuit. Elle est forte, tenace, obstinée, rebelle, vindicative et impitoyable, et pourtant elle fuit. Et elle préfère savoir Junior à nos côtés plutôt qu’avec elle, quoi qu’elle prétende et bien qu’il lui manque.
Un long silence tomba entre eux. Forbin comprenait que Corneille avait raison, infiniment raison.
— Que crois-tu qu’il va se passer ? demanda-t-il enfin.
— Elle se laissera apprivoiser par Baletti et, s’il le lui demande, elle se fera épouser. Il possède tout cet indispensable dont elle a besoin pour se rassurer.
— Tu ne l’imagines pas complice d’Emma ?
— Si, et de l’ambassadeur aussi. Mais il l’aimera et, à cause de cela, il l’aidera à se venger. Il sera même certainement prêt à tuer pour la garder. Mary doit savoir ce qui se trame. Elle saura quoi en faire, mais nous n’y changerons rien. Nous l’avons perdue, capitaine. Tous les deux.
— J’ai déchiré toutes les lettres que tu lui as envoyées, s’excusa Forbin.
— Je m’en doutais. Les avez-vous lues ?
— Non.
— Vous l’auriez dû. Ces lettres disaient toutes la même chose à Mary. Que quoi qu’elle fasse, nous serions toujours à ses côtés.
Forbin baissa les yeux, touché par l’abnégation de Corneille. Il se sentit piteux et stupide.
— Oublions tout cela, capitaine, suggéra Corneille, une bonne fois pour toutes. Mary nous a donné un fils. Aimons-le ensemble comme nous l’avons aimée, elle.
Forbin hocha la tête et serra les poings.
— Que Baletti ne s’avise jamais de la faire souffrir !
— Elle saura s’en défendre. Ami ? demanda-t-il en se levant.
Forbin en fit autant et une accolade fraternelle les réunit.
— Ami, jura Forbin, si tu peux me pardonner.
— Bah, repartit Corneille en se dégageant de leur étreinte virile, l’amour comme l’amitié ont besoin de querelles pour s’éprouver. On m’attend pour mon quart. Junior sera content de notre entente.
— Il était inquiet ?
— Il est intuitif, vous le savez.
— Rassure-le, mais ne lui parle pas de nos soupçons sur Cork, je ne voudrais pas qu’il pense sa mère en danger.
Corneille s’éclipsa, satisfait.
Junior l’accueillit en tendant un doigt vers la crête des vagues.
— Regarde.
La Galatée filait sous le vent, talonnée par La Gentille. Les deux navires étaient escortés par une cinquantaine de dauphins dont les cris répondaient à ceux des cormorans. Ils batifolaient dans une mer houleuse, indifférents aux nuages qui roulaient de l’est.
Junior ne se lassait jamais de les admirer.
— Eh bien, le mousse, se moqua Corneille, on se laisse distraire de son poste ?
Junior se mit à rire et grossit sa voix.
— Oui, capitaine. Mais donnez-moi une corvée de pont, que je sois puni sans en être privé.
— Comment, mon lascar, répliqua Corneille, se piquant au jeu de l’enfant. En ce cas vous subirez la planche, et nous verrons bien si, comme eux, vous savez nager.
Junior se mit à rire de plus belle, escalada les haubans et se hissa sur la hune au milieu des autres gabiers. Il plaça ses mains en porte-voix.
— Navire en vue, capitaine ! s’écria-t-il en même temps que la vigie.
Corneille le rejoignit de la même manière, jouant de son moignon avec une belle agilité.
— Tu crois que c’est un Impérial ? demanda Junior en ajustant ses mains comme une longue-vue.
— Plutôt un Vénitien.
— Aïe, aïe, aïe ! s’exclama-t-il. M. de Forbin ne va pas du tout, mais pas du tout aimer.
Corneille lui ébouriffa les cheveux, aussi sombres que ceux de sa mère étaient roux.
— Forbin a de nombreuses raisons de ne pas aimer, dit-il, assortissant sa remarque d’un clin d’œil.
Junior sourit et lui répondit de même.
— Toi, tu ne lui as pas dit que c’est juste le trésor de Baletti que maman veut récupérer.
Corneille ne répondit pas et se contenta de sourire, tandis que Junior se serrait contre lui, bravant le vent qui forcissait. Il n’avait pas menti à Forbin sur le caractère de Mary, ni sur ce qu’elle attendait de Baletti. Pour le reste… C’était de bonne guerre. Il n’avait aucune envie de se résigner. Il aimait bien trop Junior pour s’écarter de Mary comme il l’avait prétendu.
Après celui de Baletti, c’est le trésor d’Emma vers lequel Mary voguerait, c’était inévitable, et il comptait
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