La parade des ombres
ce matin. La carène du navire, ses gréements trop pesants, ses flancs trop larges. Si seulement Pontchartrain se décidait à lui renvoyer La Perle pour compléter son escadre. Mais non, à la place on lui avait octroyé La Gentille que Clairon commandait et un brûlot qui se mourait d’ennui à Brindisi. Il l’aurait volontiers jeté sur le port de Venise pour apprendre à ces gens la franchise et le respect des règlements. Il devait passer sa fureur sur quelque chose. D’autant qu’il n’avait pas reçu de nouvelles de Mary depuis quelque temps et l’imaginait attirée par Baletti. Il ne savait ce qui l’avait le plus agacé, qu’elle fasse l’amour avec Boldoni ou qu’elle ne le fasse toujours pas avec ce maudit marquis !
Forbin n’était pas dupe. La frustration entretenait le désir, le fantasme perdait de son intérêt sitôt assouvi. Baletti était malin. Il voudrait créer un état de dépendance pour mieux apprivoiser Mary qu’il ne s’y prendrait pas autrement. Et Mary était vulnérable depuis la mort de Niklaus. Il ne savait plus rien de son tempérament amoureux, mais ce qu’il en avait connu lui laissait envisager des flamboiements. Il serra plus fort ses poings. Dire qu’il avait pensé que le risque viendrait de Corneille ! Il ricana. Comme s’il pouvait faire le poids désormais. Malgré l’attachement que lui montrait Junior. Cela aussi l’énerva. Junior préférait la compagnie de Corneille à la sienne, c’était visible et normal. Malgré la tendresse qu’il s’autorisait, Forbin était commandant d’escadre et devait imposer son autorité à tous. Même à Junior.
Le garçonnet dormait dans la batterie, s’activait dans les hunes et les perroquets, les focs et les vergues, riait avec les matelots, comment pouvait-il ne pas aimer davantage leur compagnie que la sienne ?
Décidément, cette journée s’annonçait exécrable. Il les vit justement, Junior et Corneille, occupés à vérifier les attaches des drisses au mât d’artimon. Elles étaient usées. Il avait eu le dernier rapport des gabiers. La Galatée tout comme La Gentille étaient indignes de son tempérament. Il pensa à Cork et au Bay Daniel. Une frégate magnifique. Il s’empara du porte-voix et hurla :
— Corneille ! Dans ma cabine immédiatement !
Corneille tourna vers lui un regard étonné que Forbin toisa de sa colère avant de gagner son antre.
Le matelot le rejoignit alors qu’il venait de vider deux verre de rhum d’affilée.
— Vous vouliez me voir, capitaine ? demanda-t-il.
— Aurais-tu une idée pour débusquer ton ami Cork ? attaqua Forbin.
Il savait bien que Corneille ne le pouvait pas davantage que lui, mais il lui fallait déverser sa bile.
— Que vous a-t-il fait ? Mary ? hasarda Corneille, pas dupe.
Forbin se planta devant lui. Corneille ne baissa pas son regard.
— Il s’agit bien de Mary ! Madame a trouvé mieux que ces maudits pirates, s’emporta-t-il pour le blesser autant qu’il l’était. Nous sommes refaits, Corneille, toi comme moi. Elle se meurt d’amour pour Baletti.
Corneille refusa de céder au jeu que lui imposait Forbin.
— Mary ne me semblait pas prête à oublier son Flamand de sitôt.
— Elle oublie bien son fils !
— Vous savez que c’est faux, capitaine, répliqua Corneille.
— Peut-être, mais cela ne change rien au fait que ces Vénitiens sont des traîtres, des parjures et des scélérats. Ce Baletti y compris !
— Te vous l’accorde. En quoi cela vous ramène-t-il à Cork ?
— Es-tu aveugle, borné et imbécile en plus d’être manchot ? grinça Forbin, mauvais.
Corneille tiqua. C’était la première fois que Forbin faisait allusion à son infirmité de cette manière-là.
— Je vous rappelle, capitaine, que c’est pour vous tirer d’un mauvais pas que j’ai perdu mon avant-bras !
— Ose dire que tu ne le regrettes pas ! le nargua Forbin.
— J’ai bien trop de respect pour vous, capitaine, mais cela viendra si vous persistez à me haïr autant que vous m’avez aimé.
— Il ne fallait pas me la prendre !
— Il ne fallait pas la rejeter ! hurla Corneille, excédé cette fois. Bon sang, Forbin, vous ne croyez pas que ça suffit comme ça ? J’en ai payé le prix autant que vous !
Forbin s’en retourna vers une tablette et se resservit une rasade de rhum qu’il avala d’un trait.
— Ton ami Cork trafique avec les Impériaux.
— Quelle preuve en
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