La parade des ombres
avez-vous ?
— Un des matelots de Clairon a entendu une conversation dans une taverne à Ancône. Cork recrute des pirates pour relayer ses trafics.
— Il n’aurait rien à y gagner, assura Corneille en se radoucissant. Les pirates n’ont pas besoin d’intermédiaires pour servir leur propre course.
— Il agit pour le compte de l’ambassadeur de France, lâcha Forbin.
— C’est une lourde accusation, objecta Corneille, surpris.
— C’est exact, soupira Forbin, sa colère atténuée.
Ses esclandres ne duraient jamais longtemps. Il reprit :
— Je n’ai pas plus de preuve contre l’un que contre l’autre. Mais Hennequin de Charmont me fait l’impression d’être davantage gêné par ma curiosité et mes accusations contre Venise qu’offusqué, comme il devrait l’être.
— Je ne peux en rien vous aider, capitaine, mais, si c’est vrai, il serait bon de prévenir Mary. Si Cork travaille pour Baletti ainsi qu’elle l’a raconté, et tout autant pour l’ambassadeur, il y a gros à parier que Baletti et l’ambassadeur sont complices. Il vaudrait mieux pour elle qu’elle s’en méfie.
Forbin le dévisagea. Sa rage était domptée par le calme de Corneille. Souvent, autrefois, cela avait été le cas.
— Je croyais que tu aurais pris le parti de Cork.
— Je n’ai eu qu’un seul véritable ami, déclara Corneille en fouillant le regard de son capitaine. Je regrette de l’avoir perdu, mais Mary le valait bien, et Cork n’était pas celui-là.
— Tu as raison, réalisa Forbin. Oui, tu as raison. Sers-toi un verre de rhum, lâcha-t-il en laissant choir sa massive ossature dans un fauteuil.
Corneille obtempéra et lui rapporta son propre verre rempli. Forbin lui désigna un siège en face du sien. Ils demeurèrent un moment en silence.
— J’aurais agi comme toi, avoua soudain Forbin. Pour Mary, j’aurais agi comme toi si j’avais été à ta place. Je ne sais pas auquel de nous trois j’en veux le plus, à toi de l’avoir séduite, à moi de ne l’avoir pas retenue ou à elle de nous avoir séparés, toi et moi.
— Elle n’y est pour rien. Elle était jeune, inexpérimentée des choses de l’amour et désireuse de s’élever pour s’écarter de la misère.
— Tu l’as mieux comprise que moi, constata Forbin dépité. Mieux aimée aussi, je le devine. Tu me juges orgueilleux et imbécile, n’est-ce pas ?
Corneille sourit. Cette conversation retrouvait la chaleur de celles d’autrefois.
— Parfois, répondit-il sans hésiter.
— Souvent, rectifia Forbin, lucide. Te serais-tu lié autant avec Tom si je n’avais pas nié notre amitié ?
— Je l’ignore, mentit Corneille.
Forbin le devina. Il soupira.
— Je me suis montré injuste et méprisant, et cependant tu refuses de m’accabler davantage. Mais je ne suis pas sot, Corneille. Le malheur de Mary vient de moi.
— Le malheur de Mary vient d’Emma. Comme nous deux, elle a refusé la vérité.
— Quelle vérité ? s’étonna Forbin.
— Mary est quelqu’un qu’il est impossible d’aimer. Elle appartient au vent du large, à l’océan, à l’espace. Elle se pose et se donne, capitaine, elle nous offre le meilleur d’elle-même, mais ce n’est qu’une illusion. Un instant passager, durant lequel elle est entière. Entière mais pas complète. Plus complète. Niklaus possédait ce que nous n’avons pas. J’ignore ce que c’est, mais cela fut et ne lui reviendra jamais. Mary ne peut vivre qu’en liberté. C’est une question de survie.
— Il y a tout de même Junior.
— Oui, il y a Junior. C’est sans doute le seul lien qu’elle ne rompra jamais ; il l’encombre pourtant d’une certaine manière, sans qu’elle veuille se l’avouer.
— Qu’est-ce qui te fait dire ça ? s’étonna Forbin.
— Emma n’est pas à Venise, nous le savons bien. Il faut bien que quelque chose l’y retienne. Quelque chose de plus fort que la vengeance qui la ronge.
— Baletti ? grinça Forbin.
— S’il plaît à Mary de le croire, mais il ne pourra pas davantage la changer. Non, c’est autre chose. Quelque chose qu’elle ne sait même pas elle-même.
— Quoi ? lança Forbin, fasciné à présent de découvrir ce qu’il avait refusé de voir et d’entendre.
— Elle a peur, capitaine, murmura Corneille, blessé lui-même par cette vérité. Elle a peur d’aimer. Peur de s’abandonner et de l’être en retour. Alors elle aime ceux qu’elle croise sur
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