La parfaite Lumiere
partie d’Edo était d’un noir d’encre, à un
point inimaginable dans des grandes villes comme Kyoto, Nara et Osaka.
— Cette route est abominable,
dit-il. Nous aurions dû prendre une lanterne.
— Les gens se moqueraient si
vous vous promeniez au quartier réservé avec une lanterne, répondit Jūrō...
Attention, monsieur ! Ce tas de terre sur quoi vous marchez provient du nouveau
fossé. Vous feriez mieux de descendre avant de tomber dedans.
Bientôt, l’eau du fossé prit une
teinte rougeâtre, de même que le ciel au-delà de la rivière Sumida. Une lune de
fin de printemps était suspendue comme un gâteau blanc et plat au-dessus des
toits de Yoshiwara.
— ... C’est ça, là-bas, de
l’autre côté du pont, dit Jūrō. Voulez-vous que je vous prête un
mouchoir ?
— Pour quoi faire ?
— Pour vous cacher un peu la figure...
comme ça.
Jūrō et Koroku tirèrent
des tissus rouges de leur obi et se les nouèrent sur la tête comme des fichus.
Kojirō suivit leur exemple, en se servant d’un morceau de crêpe de soie
feuille-morte.
— ... Parfait, dit Jūrō.
Très chic.
— Ça vous va très bien.
Kojirō et ses guides
cadraient avec la foule coiffée de foulards qui déambulait d’une maison à
l’autre. Comme Yanagimachi à Kyoto, Yoshiwara était brillamment éclairé. Des
rideaux jaune orangé ou jaune pâle décoraient gaiement l’entrée des maisons ;
certains avaient des grelots en bas pour avertir les filles de l’arrivée de
clients. Après être entrés dans deux ou trois maisons et en être ressortis, Jūrō
dit en clignant de l’œil à Kojirō :
— Inutile d’essayer de le
cacher, monsieur.
— De cacher quoi ?
— Vous avez dit que vous
n’étiez jamais venu ici ; mais une fille, dans la dernière maison, vous a
reconnu. A peine étions-nous entrés qu’elle a poussé un petit cri, et s’est
cachée derrière un paravent. Votre secret est éventé, monsieur.
— Jamais je ne suis venu ici
avant ce soir. De qui parles-tu ?
— Ne faites pas l’innocent,
monsieur. Retournons-y. Je vous montrerai.
Ils rentrèrent dans la maison,
dont le rideau portait une enseigne en forme de trèfle d’eau. Le mot
« Sumiya » était écrit à gauche en assez petits caractères.
Les lourdes poutres et les
majestueux corridors évoquaient l’architecture des temples de Kyoto, mais le
clinquant du nouveau bâtiment réduisait à néant la tentative de créer une atmosphère
traditionnelle et digne. Kojirō soupçonnait fort que des plantes des
marais continuaient à prospérer sous le plancher.
Le grand salon où on les fit
entrer, à l’étage, n’avait pas été remis en ordre après le départ des clients
précédents. Table et sol étaient jonchés de restants de nourriture, de papier
de soie, de cure-dents et ainsi de suite. La servante qui vint nettoyer accomplit
sa corvée avec toute la délicatesse d’un tâcheron.
Quand Onao vint prendre leur
commande, elle tint à leur faire savoir combien elle était occupée. Elle
prétendit qu’elle avait à peine le temps de dormir, qu’encore trois ans de ce
rythme effréné, et elle serait dans la tombe. Les meilleures maisons de Kyoto
s’efforçaient de maintenir la fiction qu’elles avaient pour raison d’être de
divertir leurs clients et de leur plaire. Ici, l’objectif était manifestement
de soulager les hommes de leur argent dans les plus brefs délais.
— Voici donc le quartier de
plaisir d’Edo, dit Kojirō avec un regard critique et méprisant au plafond
bon marché. Plutôt minable.
— Oh ! ce n’est que
temporaire ! protesta Onao. Le bâtiment que nous sommes en train de
construire sera plus beau que tout ce que vous pourriez voir à Kyoto ou à
Fushimi.
Elle regardait fixement
Kojirō.
— ... Vous savez, monsieur,
je vous ai déjà vu quelque part. Ah ! oui ! C’était l’an dernier, sur
la grand-route de Kōshu.
Kojirō avait oublié cette
rencontre de hasard ; mais comme on la lui rappelait, il dit avec une
lueur d’intérêt :
— Mais bien sûr ; je
suppose que nos destins doivent être liés.
— Certes, dit en riant Jūrō,
s’il y a ici une fille qui se souvient de vous.
Tout en taquinant Kojirō sur
son passé, il décrivit le visage et les vêtements de la fille, et demanda à
Onao d’aller la chercher.
— Je sais de qui vous voulez
parler, dit Onao, et elle sortit.
Un certain temps s’écoula sans
qu’elle revînt ; Jūrō et Koroku
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