La parfaite Lumiere
pouvait s’y attendre. Bien qu’il s’agît d’entraînement et que
beaucoup de ses élèves fussent inexpérimentés, il ne faisait pas de quartier.
Dès la troisième séance, les victimes comprenaient un estropié à vie, et quatre
ou cinq blessés plus légers. Ils n’étaient pas loin ; on les entendait
gémir derrière la maison.
— Au suivant ! criait
Kojirō, brandissant un long sabre en bois de néflier.
Au départ, il leur avait déclaré
qu’un coup de sabre en néflier « leur pourrirait la chair jusqu’à
l’os ».
— ... Prêts à renoncer ?
Sinon, approchez. Si oui, je rentre chez moi, raillait-il avec mépris.
Par simple dépit, un homme
répliqua :
— Bon, je vais essayer.
Il se détacha du groupe, s’avança
vers Kojirō puis se baissa pour ramasser un sabre de bois. D’un coup sec,
Kojirō l’étendit au sol.
— Ça t’apprendra à ne pas te
découvrir, dit-il. C’est la pire chose que tu puisses faire.
Visiblement content de soi, il
regarda les visages de ceux qui l’entouraient, au nombre de trente à quarante,
et qui tremblaient pour la plupart.
On porta la dernière victime au
puits où on l’aspergea d’eau. Elle ne revint pas à elle.
— Le pauvre type a son
compte.
— Tu veux dire... qu’il est
mort ?
— Il ne respire plus.
D’autres, accourus, regardaient,
les yeux écarquillés, leur camarade massacré. Certains étaient en colère,
d’autres résignés, mais Kojirō n’adressa plus un seul coup d’œil au
cadavre.
— Si ce genre de chose vous
effraie, déclara-t-il d’un ton menaçant, vous feriez mieux de ne plus penser au
sabre. Quand je songe que n’importe lequel d’entre vous brûlerait d’en découdre
si quelqu’un dans la rue le traitait de bandit ou de fanfaron...
Il n’acheva pas sa phrase ;
mais en traversant le champ dans ses guêtres de cuir, il poursuivit son
cours :
— ... Réfléchissez à la
question, mes beaux chenapans. Vous êtes prêts à dégainer sitôt qu’un inconnu
vous marche sur les pieds ou frôle votre fourreau, mais la perspective d’un
véritable assaut vous donne mal au ventre. Vous ferez bon marché de votre vie
pour une femme ou pour votre petit amour-propre, mais vous n’avez pas le cran
de vous sacrifier pour une cause méritoire. Vous êtes impulsifs ; la seule
vanité vous dirige. Ça n’est pas suffisant ; c’est loin d’être suffisant.
Bombant le torse, il
conclut :
— ... La vérité est simple.
La seule bravoure véritable, la seule authentique confiance en soi vient de
l’entraînement et de l’autodiscipline. Je défie n’importe lequel d’entre
vous : debout, et affrontez-moi en homme.
Un élève, dans l’espoir de lui
rentrer ses paroles dans la gorge, l’attaqua par-derrière. Kojirō se plia
en deux, presque au point de toucher le sol ; l’assaillant lui vola
par-dessus la tête et atterrit en face de lui. L’instant suivant, on entendait
le fracas du sabre en néflier de Kojirō contre l’os iliaque de l’homme.
— ... Ça suffira pour
aujourd’hui, dit-il en rejetant le sabre et en allant au puits se laver les
mains.
Le cadavre gisait à côté de la
margelle en un tas flasque. Kojirō plongea les mains dans l’eau et lui en
éclaboussa le visage, sans un mot de sympathie. En réenfilant sa manche, il déclara :
— ... J’apprends que beaucoup
de gens vont à cet endroit que l’on appelle Yoshiwara. Vous, les gars, vous
devez connaître ce quartier comme votre poche. Ça ne vous dirait rien de me le
faire visiter ?
Annoncer carrément qu’il voulait
se donner du bon temps ou bien aller boire était chez Kojirō une
habitude ; mais on ne savait s’il s’agissait d’impudence délibérée ou de
candeur désarmante. Yajibei choisit l’interprétation la plus charitable :
— Vous n’êtes pas encore allé
à Yoshiwara ? demanda-t-il avec surprise. Il va falloir y remédier.
J’irais bien moi-même avec vous mais... mon Dieu... je dois être ici, ce soir,
pour la veillée et ainsi de suite.
Il désigna Jūrō et
Koroku, et leur donna de l’argent, ainsi qu’un avertissement :
— ... N’oubliez pas, vous
deux, que je ne vous envoie pas là-bas pour batifoler. Vous n’accompagnez votre
maître que pour prendre soin de lui, et veiller à ce qu’il passe un bon moment.
Kojirō, qui précédait de
quelques pas les deux autres, s’aperçut bientôt qu’il avait du mal à rester sur
la route, car, la nuit, la majeure
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