La parfaite Lumiere
qu’il entendait
maintenant, c’était un couteau ou bien un sabre que l’on affûtait. Comme il
avait le réflexe de tendre la main vers son propre sabre, le garçon lui
cria :
— ... Vous ne dormez donc
pas ?
Comment le savait-il ?
Stupéfait, Musashi lui dit :
— En voilà une idée,
d’aiguiser une lame à une heure pareille !
Cette exclamation était proférée
d’un ton si impressionnant qu’elle avait plutôt l’air de la riposte d’un sabre.
Le garçon éclata de rire.
— Je vous ai fait peur ?
Vous m’avez l’air trop fort et trop brave pour vous effrayer aussi facilement.
Musashi garda le silence. Il se
demanda s’il avait rencontré un démon omniscient, déguisé en jeune paysan.
Quand la lame recommença de
frotter contre la pierre à aiguiser, Musashi se rendit à la porte. Par une
fente, il distinguait que l’autre pièce était une cuisine avec un petit espace
pour dormir à une extrémité. L’enfant se tenait agenouillé dans le clair de
lune auprès de la fenêtre, une grosse cruche d’eau à son côté. Le sabre qu’il
affûtait était d’un type utilisé par les fermiers.
— Qu’as-tu l’intention de
faire avec ça ? demanda Musashi.
Le garçon jeta un coup d’œil en
direction de la porte, mais poursuivit sa tâche. Au bout de quelques minutes,
il essuya la lame, longue d’environ quarante-cinq centimètres, qu’il éleva pour
l’examiner. Elle étincelait au clair de lune.
— Regardez, dit-il ;
croyez-vous que je puisse couper un homme en deux avec ça ?
— Ça dépend si tu sais t’y
prendre.
— Oh ! je suis sûr de
savoir m’y prendre.
— Tu penses à quelqu’un de
précis ?
— Mon père.
— Ton père ?
s’écria Musashi en poussant la porte. J’espère que tu ne trouves pas ça drôle.
— Je ne plaisante pas.
— Tu ne veux pas dire que tu
aies l’intention de tuer ton père ! Même les rats et les guêpes de ce
désert perdu s’abstiennent de tuer leurs parents.
— Pourtant, si je ne le coupe
pas en deux, je suis incapable de le porter.
— De le porter où ?
— Je dois le porter au
cimetière.
— Tu veux dire qu’il est
mort ?
— Oui.
Musashi regarda de nouveau la
paroi la plus éloignée. Il ne lui était pas venu à l’esprit que la forme
volumineuse qu’il avait aperçue là pût être un corps. Maintenant, il voyait
qu’il s’agissait bien du cadavre d’un vieil homme, étendu tout droit, un
oreiller sous la tête, un kimono drapé sur lui. A son côté se trouvait un bol
de riz, une tasse d’eau, et une portion de loches grillées sur une assiette en
bois.
Se rappelant comment il avait
demandé sans savoir au garçon de partager les loches prévues comme offrande à
l’esprit du mort, Musashi éprouva de la gêne. En même temps, il admirait
l’enfant d’avoir le sang-froid d’imaginer de couper le corps en morceaux de
manière à pouvoir le porter. Les yeux rivés sur la face du garçon, durant
quelques instants il garda le silence.
— Quand donc est-il
mort ?
— Ce matin.
— A quelle distance est le
cimetière ?
— Là-haut, dans les collines.
— Ne pourrais-tu trouver
quelqu’un pour le porter là-haut ?
— Je n’ai pas d’argent.
— Laisse-moi t’en donner.
L’enfant secoua la tête.
— Non. Mon père n’aimait pas
accepter de cadeaux. Il n’aimait pas non plus aller au temple. Je m’arrangerai,
merci.
D’après la force de caractère et
le courage du garçon, son comportement stoïque et pourtant pratique, Musashi
soupçonnait que son père n’était pas né paysan quelconque. La remarquable
indépendance du fils devait avoir une explication.
Par respect pour les désirs du
mort, Musashi garda son argent ; à la place, il proposa de fournir la
force nécessaire au transport du corps entier. L’enfant accepta ;
ensemble, ils chargèrent le cadavre sur le cheval. Quand la route devint
abrupte, ils le descendirent du cheval, et Musashi le porta sur son dos. Le
cimetière se révéla être une petite clairière sous un châtaignier, où une seule
pierre ronde marquait l’emplacement. Après l’enterrement, le garçon fleurit la
tombe en disant :
— Mon grand-père, ma
grand-mère et ma mère sont aussi enterrés ici.
Il joignit les mains pour prier.
Musashi associa à la sienne sa prière silencieuse pour le repos de la famille.
— La pierre tombale ne semble
pas très vieille, observa-t-il. Quand donc ta famille
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