La parfaite Lumiere
approchait. La veille
au soir du jour où l’on attendait Yogorō, Shinzō laissa une lettre
d’adieu sur son bureau, et prit congé de l’école Obata. Du bois proche du
sanctuaire, face à la chambre de Kagenori, il dit avec douceur :
— Pardonnez-moi de partir
sans votre permission. Reposez en paix, mon bon maître. Yogorō sera rentré
demain. J’ignore si je pourrai vous offrir la tête de Kojirō avant votre
mort, mais je dois essayer. Si je meurs en essayant, je vous attendrai au
royaume des morts.
Un plat de loches
Musashi avait parcouru la campagne
en se consacrant à des pratiques ascétiques, en châtiant son corps afin de
perfectionner son âme. Il était plus décidé que jamais à l’indépendance :
si cela voulait dire avoir faim, coucher dehors dans le froid et sous la pluie,
porter des haillons dégoûtants, tant pis. Dans son cœur il nourrissait un rêve
que n’exaucerait jamais le fait de prendre un poste au service du seigneur
Date, même si Sa Seigneurie lui offrait tout son fief de trois millions de
boisseaux.
Après le long voyage en amont du Nakasendō,
il n’avait passé que quelques nuits à Edo avant de reprendre la route, cette
fois vers le nord en direction de Sendai. L’argent que lui avait donné Ishimoda
Geki lui avait pesé sur la conscience ; dès l’instant où il l’avait
découvert, il avait su qu’il ne goûterait aucune paix tant qu’il ne l’aurait
pas rendu.
Maintenant, un an et demi plus
tard, il se trouvait sur la Hōtengahara, plaine située dans la province de
Shimōsa, à l’est d’Edo, peu changée depuis que le rebelle Taira no
Nasakado et ses troupes avaient écumé la région au X e siècle. La plaine était encore un lieu désolé, peu loti et où rien de bon ne
poussait, seulement des mauvaises herbes, quelques arbres, des bambous et des
joncs étiques. Le soleil, bas sur l’horizon, rougissait les mares d’eau
stagnante, mais laissait l’herbe et les broussailles incolores et indistinctes.
« Et alors ? »
marmonnait Musashi, qui reposait ses jambes lasses à un croisement de routes.
Son corps était apathique et encore trempé de la tempête de pluie où il avait
été pris quelques jours plus tôt au col de Tochigi. L’aigre humidité du soir
lui donnait grande envie de trouver quelque habitation humaine. Les deux nuits
précédentes, il avait couché à la belle étoile, mais voici qu’il désirait
ardemment la chaleur d’un foyer et de la nourriture véritable, fût-ce de
simples mets paysans comme du millet bouilli avec du riz.
Un léger goût de sel dans le vent
donnait à supposer que la mer était proche. S’il prenait cette direction,
raisonnait-il, il avait des chances de trouver une maison, voire un village de
pêcheurs ou un petit port. Sinon, il devrait se résigner à passer une nuit de
plus dans l’herbe automnale, sous la grosse lune d’automne.
Il se rendait compte, non sans
beaucoup d’ironie, que s’il avait eu une nature plus poétique, il aurait pu
savourer ces moments passés dans un paysage d’une solitude poignante. En réalité,
il ne voulait que le fuir, être avec des gens, prendre une nourriture
convenable et du repos. Cependant, l’incessant bourdonnement des insectes semblait
réciter une litanie en l’honneur de son errance solitaire.
Musashi s’arrêta sur un pont
couvert de boue. Un bruit distinct d’éclaboussement paraissait dominer le
paisible murmure de l’étroite rivière. Une loutre ? Dans la nuit tombante,
à force d’écarquiller les yeux, il devina une silhouette agenouillée dans le
creux, au bord de l’eau. Il s’esclaffa en constatant que la face du jeune
garçon qui le regardait ressemblait tout à fait à celle d’une loutre.
— Qu’est-ce que tu fabriques,
là-bas ? lui cria Musashi d’un ton cordial.
— Loches, répondit-il avec
laconisme en secouant un panier d’osier dans l’eau pour enlever la boue et le
sable de sa pêche frétillante.
— Tu en as pris
beaucoup ? demanda Musashi, qui répugnait à rompre ce lien qu’il venait de
nouer avec un autre être humain.
— Il n’y en a pas beaucoup.
C’est déjà l’automne.
— Je peux en avoir ?
— De mes loches ?
— Oui, une simple poignée. Je
te les paierai.
— Je regrette. Elles sont
pour mon père.
Serrant le panier contre lui, il
bondit agilement en haut de la berge et fila comme un dard dans l’obscurité.
« Ce petit démon ne traîne pas, je
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