La Part De L'Autre
autre, changèrent plusieurs fois
pour, à la nuit tombée, s'arrêter en haut d'une
rue.
Ils
descendirent quelques mètres, entrèrent au 18,
montèrent un étage et sonnèrent.
La
porte s'entrouvrit, une tête apparut.
Le
docteur Bloch, la main sur l'épaule de l'adolescent, annonça
poliment au praticien :
Docteur
Freud, je vous présente Adolf Hitler.
Hitler
ne retourna jamais au chantier.
La
soirée chez les prostituées l'avait sauvé : elle
lui avait rappelé qu'il n'était pas comme les autres.
En rien. Il se moquait de gagner sa vie, il ne désirait pas
coucher avec une femme, il ne voulait pas rentrer dans l'ordre.
Comment
avait-il pu s'oublier à ce point ? Quel étrange pouvoir
exsudait de ce Guido ? Quel charme captieux et délétère
l'avait conduit, lui, un artiste, un peintre, un marginal, à
rejoindre presque les berges ordinaires de la vie, à s'épuiser
dans un travail idiot, à manger et dormir pour reconstituer
sottement sa force de travail, à boire des bières, à
tenir des conversations vides dans des cafés pleins, à
s'approcher des quartiers chauds pour se prouver, peut-être, un
soir, qu'il était bien vulgairement un homme ? Hitler avait
failli se dissoudre dans l'existence banale, comme un sucre fond dans
l'eau. Il avait été sauvé in
extremis par
son croquis et par la réaction admirative des bipèdes.
Je
suis peintre ! Je suis peintre ! Je ne dois plus l'oublier, se
répétait-il avec force.
Il
se le disait tellement qu'il en devenait ivre.
Après
avoir frôlé ce grand danger — la vie ordinaire —,
il accomplissait vite sa convalescence. Il reprenait ses longues
soirées fumeuses, en tailleur sur son lit, à réfléchir
ou à rêver à partir d'un livre qu'il tenait
ouvert devant lui. La journée, pour donner le change à
madame Zakreys, qui croyait qu'il suivait des cours à
l'Académie, il se promenait dans Vienne ou bien allait se
réchauffer à la bibliothèque.
Il
ne lui restait plus beaucoup d'argent mais il ne voulut surtout pas
l'économiser. « Plus jamais ! pensait-il. Plus jamais
comme les autres ! Ne jamais réfléchir et penser comme
les autres ! »
Il
s'offrit, coup sur coup, trois soirées à l'opéra.
Wagner, comme toujours, le combla au-delà de ses espérances.
Hitler n'écoutait pas cette musique, il l'aspirait, il la
buvait, il s'y baignait. Les flots harmonieux des cordes et des bois
le submergeaient par vagues successives, il s'y roulait, il s'y
perdait mais, vigilantes, endurantes, lumineuses, les voix jouaient
le phare, au loin, qui guide les navires en perdition. Hitler
connaissait tous les mots par cœur, il se grisait de cette
noblesse, de cet héroïsme, il se ressourçait à
cette vaillance. Il en ressortit « comme avant ».
Le
troisième soir, malheureusement, l'opéra de Vienne
programma la Carmen de
Bizet qu'Hitler n'avait encore jamais entendue et le garçon
s'enfuit dès la fin du premier acte, dégoûté,
voire écœuré par cette musique bruyante, colorée,
déhanchée, par cette brune piquante qui roulait des
cigares sur sa cuisse nue en feulant d'une voix rauque des airs
ineptes, un spectacle qui n'était pas sans lui rappeler la
brasserie aux putes. Il en sortit indigné, ne comprenant pas
comment son cher Nietzsche avait pu encenser cette fanfare de bordel
parisien, mais il vrai que Nietzsche avait par ailleurs dit du mal de
son encore plus cher Wagner, ce qui tendait à prouver que le
philosophe, décidément, avait des oreilles d'âne
pour la musique.
Peu
importait ! S'il n'était pas heureux de sa troisième
soirée, il avait eu néanmoins la satisfaction de
dépenser ses dernières couronnes d'une façon
somptueuse et inutile.
Evidemment,
la Zakreys recommençait à lui courir après dans
le couloir pour exiger qu'il la paie.
Un
peu de patience, madame Zakreys, dit-il, agressif, un soir. Je
touche ma bourse d'étudiant à l’Académie
dans une semaine.
Il
faudra me payer tout de suite tout ce que vous avez en retard.
Bien
sûr. Et je vous propose même de vous payer à
l'avance les mois à venir.
On
aurait cru que la Zakreys avait gobé un œuf avec la
coquille. Elle demeura un instant interdite. Elle n'aurait jamais pu
imaginer que quelque chose de bien pût arriver de ce péteux
d'Hitler. Puis, elle se mit à frétiller d'aise et
voulut immédiatement le gaver de thé et de petits
gâteaux faits maison.
Il
ne lui restait donc qu'une semaine. Après... Que ferait-il
après ?
Peu
importe ! Je suis un artiste. Je suis
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