La Part De L'Autre
un peintre. Je n’ai pas à
me préoccuper de choses aussi sottes.
Il
décida d'occuper sa dernière semaine à pratiquer
son art. Il se mit à crayonner mais très vite cela
l'ennuya : ce n'était pas assez, il lui fallait quelque chose
de plus consistant que la mine de plomb. Il posa son carnet et se mit
à rêver d'une grande toile, une très grande
toile, une toile qu'il peindrait à l'huile, une toile
monumentale.
Il
était satisfait. Voilà un projet digne d'occuper ses
pensées.
Il
se mit à fumer en songeant aux dimensions du cadre. Il pensait
chiffres, mesures. Il poussait l'ambition au plus loin. Chaque fois,
il agrandissait encore le châssis.
Au
matin, il n'avait pas tracé un trait du tableau ni même
déterminé le sujet, mais il éprouvait l'intense
satisfaction d'avoir conçu la plus grande fresque peinte à
l'huile du monde.
Exalté,
il alla déambuler dans Vienne. Il était fier de lui. Il
venait d'ajouter un chef-d'œuvre à l'humanité. Il
parada dans les plus beaux quartiers ; heureux d'habiter une si belle
ville et ne doutant pas que la ville serait, un jour, elle aussi,
heureuse de s'enrichir de son ouvrage.
Les
jours suivants, il les passa au musée. Non tant pour étudier
les œuvres des maîtres que pour se trouver en leur
compagnie, puisque, de toute façon, il serait là un
jour. Il considéra avec mépris les compositions les
plus vastes et les plus ambitieuses, son œuvre allait les
pulvériser, les réduire aux dimensions de
timbres-poste.
De
temps en temps, il se livrait à un jeu qu'il venait
d'inventer. Les règles étaient simples : se placer au
centre d'une salle immense tapissée de tableaux de la plinthe
au plafond, fermer les yeux, tourner sur soi plusieurs fois au point
de ne plus savoir où l'on se trouve, étendre le bras et
pointer le doigt devant soi, puis rouvrir les yeux : la toile ainsi
désignée était d'une valeur artistique égale
à celle qu'il composerait bientôt. Hitler adorait lire
son avenir ainsi. Il apprit donc qu'il peindrait aussi bien que
Bosch, Cranach et Vermeer, ce qui le fit rosir d'émotion. Il
ne compta pas naturellement les fois où son doigt avait
désigné la banquette, le radiateur ou le gardien de
musée ahuri.
Un
soir, lorsqu'il rentra, il sentit un fumet délicieux
s'échapper de la cuisine. Madame Zakreys, en robe mauve,
pomponnée, coiffée, souriante, lui proposa de venir
partager son gigot d'agneau à la salle à manger. Hitler
s’assombrit : il comprit qu'elle s'attendait à
recevoir son argent le lendemain.
Il
avala le repas puis prétexta une grande fatigue. Une fois
enfermé chez lui, il mit précautionneusement et
silencieusement ses affaires dans un grand sac de jute, attendit que
les grognements et jappements habituels de l'autre côté
de la cloison lui garantissent que la Zakreys avait sombré
dans le sommeil, puis il parcourut, à pas feutrés,
l'appartement.
Tout
son corps, toute son attention s'étaient mobilisés en
vue de ce seul but : quitter la maison Zakreys sans que la Tchèque
s'en doutât.
Une
fois arrivé dehors, il ne se détendit pas. Il lui
fallut encore se glisser au bout de la rue, au-delà du
réverbère jaune sale, tourner la rue Mengel, passer
dans l'ombre de la rue Packen.
Il
respira largement et s'apaisa enfin. Sauvé !
C'est
alors qu'il se rendit compte qu'il faisait un froid de caverne, que
la chaussée avait gelé et qu'un vent excédé
tourmentait les chevaux qui hurlaient.
Où
coucherait-il cette nuit ? Il n'en savait rien.
Adolf
H. regardait avec curiosité le docteur Freud car il n'avait
encore jamais rencontré de «spécialiste ».
Aurait-il,
s'il avait croisé le docteur Freud dans la rue, deviné
que ce petit homme court sur pattes, qui sentait le tabac et flottait
dans son costume de tweed grisâtre, méritait les égards
et les éloges dont le couvrait actuellement le docteur Bloch ?
A quoi aurait-il pu reconnaître le spécialiste ? Aux
lunettes, peut-être, ces lunettes excentriques dont la grosse
monture d'écaille de tortue cerclait les yeux perçants,
leur donnant l'allure de télescopes... Oui, les lunettes... Ce
devait être cela : le docteur Freud avait des lunettes de
spécialiste.
De
quoi êtes-vous spécialiste ?
Les
deux médecins se retournèrent, surpris d'entendre si
clairement la voix du garçon qui jusque-là s'était
muré dans un silence morose.
Je
suis spécialiste des troubles du comportement.
Ah
oui ?
Je
pratique la psychanalyse.
Ah
oui, bien
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