La Part De L'Autre
siècle et aussi de la puissance allemande,
la nation la plus riche du monde. L’Allemagne remportait une
nouvelle victoire, pacifique celle-là, qui n’enlevait
rien aux autres pays.
Le
21 juin 1970, Adolf H. s’éteignait à Santa
Monica, Los Angeles, au domicile de sa fille parmi les siens. Lui
aussi regardait la conquête spatiale sur le petit écran
lorsqu’il eut une contraction cardiaque. Sophie écrivit
à Rembrandt qu’elle était persuadée que
leur père avait alors compris qu'il était en train de
mourir : il avait tourné la tête vers le ciel sans
nuages et, dans ses yeux bleu pervenche, était passé un
éclair d'impatience, celle d'un homme qui a hâte de
rejoindre des femmes aimées à un proche rendez-vous.
Juin
1970.
Un
enfant est emmené par ses parents au cinéma.
Comme
d'habitude, il s'attend à voir des animaux qui parlent, des
fleurs qui chantent ou bien une danse d'hippopotames avec autruches.
Mais on ne lui offre pas son dessin animé annuel depuis dix
ans ; au lieu de cela, l'écran lui envoie des images en noir
et blanc, de sales images tremblées avec un mauvais son,
encore plus mauvaises que les films familiaux de vacances. Il ne
comprend pas. Un homme à moustache et au regard fixe crie dans
la même langue que sa grand-mère alsacienne, oui, la
même, à cette différence que c'est beaucoup moins
doux et plus autoritaire, ça donne envie de se lever pour
obéir. Il ne comprend toujours pas. Puis des images de rafles,
d'incendies, de trains où l'on entasse des hommes comme des
bestiaux. L'enfant comprend encore moins. Enfin, après les
bombes que crottent les avions en l'air, des explosions toujours plus
fortes, un feu d'artifice, jusqu'au plus beau, le somptueux
champignon de fumée nucléaire. L'enfant a peur, il se
laisse couler dans son siège pour ne plus voir l'écran.
Mais les images déferlent encore, les camps de barbelés,
les vivants squelettiques aux yeux noirs, les chambres à gaz,
puis les corps nus, entassés, à la fois raides et mous,
que des pelleteuses mettent dans la terre ou l'inverse, l'enfant ne
sait plus, il suffoque, il veut partir, il ne veut plus savoir si
c'est cela le monde réel, il ne veut pas grandir, il veut
mourir.
Au-dehors,
il est surpris que le soleil brille encore, que les passants passent
et que les filles sourient. Comment peuvent-ils ?
Les
yeux rougis, ses parents lui expliquent avec douceur qu'ils savaient
que ce film serait dur à supporter mais qu'ils tenaient à
ce que l'enfant le voie.
Ça
s'est réellement passé. C'est notre histoire politique.
« Alors,
c'est donc ça, la politique, pensa l'enfant, le pouvoir qu'ont
les hommes de se faire autant de mal ? »
Mais
cet Hitler, il était fou, n'est-ce pas ?
Non.
Pas plus que toi ou moi...
Et
les Allemands, derrière, ils n'étaient pas fous non
plus ?
Des
hommes comme toi et moi.
Bonne
nouvelle ! C'est donc une rude saloperie d'être un homme.
Qu'est-ce
qu'un homme ? reprit le père. Un homme est fait de choix et de
circonstances. Personne n'a de pouvoir sur les circonstances, mais
chacun en a sur ses choix.
Depuis
ce jour, les nuits de l'enfant sont difficiles, et ses journées
encore plus. Il veut comprendre. Comprendre que le monstre n'est pas
un être différent de lui, hors de l'humanité,
mais un être comme lui qui prend des décisions
différentes. Depuis ce jour, l'enfant a peur de lui-même,
il sait qu'il cohabite avec une bête violente et sanguinaire,
il souhaite la tenir toute sa vie dans sa cage.
L'enfant,
c'était l'auteur du livre.
Je
ne suis pas juif, je ne suis pas allemand, je ne suis pas japonais et
je suis né plus tard ; mais Auschwitz, la destruction de
Berlin et le feu d'Hiroshima font désormais partie de ma vie.
JOURNAL
DE
«
LA PART DE L'AUTRE »
Automne
2000 — Eté 2001
La
d écision
est prise : après Jésus, Hitler. L'ombre succède
à la lumière. Pour avoir étudié la
tentation de l'amour dans L'Evangile
selon Pilate ,
je me dois d'approcher
désormais la tentation du mal Puisque c'est dans l'humain et
non en dehors de l'humain qu'ont lieu et Jésus et Hitler, mon
humanisme n'existera qu'au prix de cette double poursuite. Il ne
s'agit pas de me faire plaisir, il me faut comprendre. Après
ce qui m'attire, je vais décrire ce qui me repousse.
L'erreur
que l'on commet avec Hitler vient de ce qu'on le prend pour un
individu exceptionnel, un monstre hors norme, un barbare sans
équivalent. Or, c'est un être
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