La Part De L'Autre
un jour de repos ? Pourquoi ne
jamais relever la tête ?
Me
punirais-je de ma paresse ?
C'est
ce que j'avouais ce soir à Bruno M.
Quelle
paresse ? me demande-t-il. Tu n'arrêtes jamais. Lorsque tu
n'écris pas, tu songes à ce que tu vas écrire.
Et tu ne lis que pour écrire. Conclusion : tu travailles tout
le temps.
Peut-être
a-t-il raison... Mais comme c'est loin de ce que j'éprouve...
Quelques semaines ou quelques mois d'écriture par an, si
épuisants soient-ils, me paraissent si peu...
Le
lecteur ne saura jamais quels fantômes se sont régulièrement
penchés au-dessus de mon épaule pour demander à
rentrer dans mon histoire : Leni Riefenstahl, Picasso, Einstein,
Churchill, Schönberg, Stefan Zweig... Je les ai chassés
d'un revers de main.
Un
livre est aussi fait d'abandons.
Je
ne supporter plus Hitler.
Non
seulement je la hais, comme avant, pour sa politique criminelle, pour
ce qu’il est devenu, un barbare messianique persuadé
d'avoir toujours raison, mais désormais je le hais aussi pour
la vie qu'il m'impose depuis des mois.
J'ai
hâte de le faire mourir.
Je
dédierai ce livre au premier homme qui a voulu l'abattre,
Georg Elser, cet Allemand simple et sans prétention qui avait
compris avant tout le monde que le Führer emmenait le monde à
sa perte.
Oui,
je dédierai mon livre à ce « terroriste ».
Savoureux
paradoxe : je rédige quatre cents pages pour faire revivre un
homme et je dédie le livre à son assassin.
Résolution :
pour la dernière partie du livre, je vais changer ma méthode
de composition : j’écrirai sans discontinuer tous
les chapitres concernant Hitler. Je ne le supporte plus, impatient de
le voir disparaître.
Quoique
je sache déjà ce qui arrive à Adolf H., je
rédigerai son roman après, pas simultanément.
Sinon
je ne finirai jamais le livre.
Vivre
au quotidien avec Hitler … Ach
nein ! Vite, lui loger une balle dans le crâne ….
C’était
une bonne idée : le travail avance vite.
Etait-ce
une si bonne idée ? On me fait remarquer que je deviens
taciturne, que je marche en boitant et que mes épaules se
replient. Je me suis expliqué en disant que, « mon
héros » étant comme cela, un mimétisme
inconscient me poussait sans doute à lui ressembler.
Où
vais-je ?
Je
deviens taciturne. Comme lui.
J'ai
mal aux genoux. Comme lui.
J'écoute
du Wagner. Comme lui.
Je
n'ai pas envie de faire l'amour. Comme lui.
Je
ne pratique plus l'amitié. Comme lui.
Où
vais-je ?
L'holocauste.
Je n'en raconterai rien. J'en narrerai seulement la décision.
Après
quatre jours de travail acharné, j'ai achevé la scène
où Hitler prescrit la « solution finale ».
Ce fut intolérable mais je suis content du traitement
littéraire auquel je suis parvenu.
Je
dors mal et peu.
Pas
une seconde je ne suis contaminé par ses idées mais
lui, il m'envahit pleinement. Me voilà vieux, déprimé,
passant de l'exaltation à la colère, dans un corps
douloureux, sous le ciel bas de la Baltique ou le plafond encore plus
bas d'un blockhaus.
Quand
je l'aurai tué, je récupérerai mon corps.
Ce
soir, lorsque je suis descendu à table, les enfants se sont
immédiatement écriés :
Ça
y est, tu l'as tué !
A
mon sourire, ils l'avaient deviné.
Repas
joyeux enfin. On m'apprend que j'ai beaucoup inquiété.
Je
me consacre à Adolf H.
Devant
me rendre au Canada où l'on joue Variations
énigmatiques et Le
Visiteur pour
me livrer au jeu des rencontres, des entretiens, des émissions
de télévision et de radio, je crains de manquer de
temps. Pourvu que j'aie fini avant.
Un
vingtième siècle sans Hitler... Cette fiction
géopolitique m'a sérieusement occupé, absorbant
plusieurs mois de réflexion, même si le lecteur n'en
verra le résultat qu'en quelques lignes dans ce roman.
Selon
moi, l'Allemagne des années trente n'aurait pas échappé
à un régime droitier appuyé sur l'armée.
Cependant, sans la personnalité d'Hitler, y aurait-il eu un
deuxième conflit mondial ? Je ne le crois pas. Après
avoir rediscuté le traité de Versailles, l'occupation
de la Rhénanie, l'Allemagne se serait sans doute contentée
d'une courte guerre avec la Pologne au sujet du couloir de Dantzig,
guère plus. Le reste — occupation de l'Autriche, de la
Tchécoslovaquie, de la France — relève proprement
de la psychologie hitlérienne, pas de la psychologie
allemande. Sans parler, évidemment, des éléments
pathologiques irréductiblement hitlériens
Weitere Kostenlose Bücher