La passagère du France
ces moments ne duraient jamais. Pierre Vercors comprit beaucoup plus tard que ce n’est pas à elle, mais à son grand-père qu’il devait ce silence triste. C’était lui qui avait ordonné qu’on se taise. Lui qui ne pouvait supporter ce qui s’était passé, et c’est pour lui que les femmes, la grand-mère et la mère de Pierre, sa belle-fille, s’étaient mises d’accord. Comme il entrait dans des colères noires quand il entendait un seul mot sur Mers el-Kébir, elles avaient décidé de l’occulter totalement, de ne plus jamais l’aborder et surtout de ne pas raconter à l’enfant qui grandissait ce qui s’était passé. Et le grand-père s’était accaparé le petit. Il récupérait son fils perdu et pour lui rien n’était assez beau. Il lui racontait sans cesse des histoires, des contes de fées maritimes pour petits garçons. Tout était beau dans le monde des marins et dans les récits du grand-père. Les corsaires étaient valeureux et les grands voiliers magnifiques, les sous-marins étaient de splendides jouets d’où l’on admirait paisiblement les grands fonds, et d’où l’on tirait de temps à autre des obus dévastateurs sur des ennemis toujours abominables. Les bars à marins étaient des lieux fascinants et inoubliables, et les filles qu’on se payait pour un soir servaient à alimenter une nostalgie de bazar dans laquelle le vieil homme excellait. Dans la bouche du grand-père, la mer était le territoire des grands hommes, le seul qui échappait à l’asservissement quotidien des terriens ordinaires. Et Pierre rêvait, en l’écoutant, des corsaires, des filles à marins et des bateaux aux grandes voiles blanches. Pour préserver un vieil homme qui refusait de voir la réalité en face et de penser à l’avenir de son petit-fils, Pierre avait grandi dans une autre violence, non moins dévastatrice, celle des illusions et des non-dits. Il avait toujours senti peser sur sa vie d’enfant ces paroles furtives attrapées çà et là au hasard des visites, quand on se parle à mots couverts. « Comme il lui ressemble ! » s’exclamait la cousine, « Son grand-père l’embobine avec ses récits de vieux baroudeur des mers, il projette sur lui ce qu’il a perdu avec son fils », insistait l’oncle. « Et tu le laisses faire l’école Navale, tu n’as pas peur qu’il lui arrive la même chose qu’à ton mari ? ».
Pierre Vercors connut la vérité sur ce qui était arrivé à son père le matin où, plein de fierté et de reconnaissance pour ce grand-père qui lui avait donné le goût de la mer, il entrait dans cette école mythique : Navale. Ce jour-là, la mer et les grands océans changèrent de couleur. Inconscient de ce qu’il allait provoquer, un professeur lui parla de son père. Il raconta, le drame terrible, la tuerie qui s’était déroulée un jour de juillet 1940 dans la rade de Mers el-Kébir. Vercors l’écoutait sans l’interrompre, il aurait été dans l’incapacité de dire un seul mot. Mais au fur et à mesure que le professeur parlait et que Pierre découvrait le secret de sa famille et la façon dont son père était mort, une immense vague couleur de sang submergeait en lui toutes les mers de tous les continents. Ce fut dévastateur. Les marins broyés et engloutis dans la rade de Mers el-Kébir remontèrent à la surface tous en même temps, ressuscites par la mémoire intacte de l’enseignant. Et leurs cris de terreur, leurs appels déchirants arrachèrent d’un seul coup le coeur de l’enfant qui était devenu un homme. Ce fut une abominable révélation. Tout le folklore du grand-père fut englouti dans la terrible vague rouge et le jeune Vercors balaya Navale et tous les marins du monde. On perdit sa trace pendant plus d’une année. Après avoir idéalisé le monde de la mer et des marins pendant tant d’années, il avait tout fait pour en connaître la face noire. Le grand-père en mourut de désespoir et Vercors ne réapparut qu’à son enterrement. C’est à l’amour de sa mère et de sa grand-mère qu’il dut de faire le choix définitif du devoir. Elles l’écoutèrent raconter sa douleur, ses errances, la violence dans laquelle il avait plongé, et elles lui parlèrent à leur tour. Elles s’en voulaient d’avoir laissé faire le grand-père, et d’avoir si longtemps caché une vérité qui, si douloureuse et terrible fût-elle, devait se dire, même à un enfant. Elles lui expliquèrent que, le temps passant,
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