La passagère du France
elles n’avaient plus su comment faire. Pierre les écouta, réfléchit, et le mois suivant sa décision était prise. Il réintégra Navale. Un conseil se tint dans la prestigieuse école et on le reprit immédiatement à l’unanimité des décideurs présents. Depuis, dans un cercle restreint, mais au plus haut niveau du commandement des navires, on connaissait l’histoire du commandant Xavier Vercors, assassiné au devoir sur le Dunkerque, et celle de son fils, qui avait quitté Navale le jour même de son intégration. Dans les cercles intimes des états-majors, on disait de l’officier Pierre Vercors qu’il était « un indiscipliné qui avait choisi la discipline ».
Du haut de la timonerie, le commandant regardait la haute silhouette de son officier, debout sur le pont contre la tempête.
— Drôle de type, mon commandant, fit l’homme de barre près de lui.
L’homme de barre était un de ces non-gradés qui ont la confiance et le respect de leurs états-majors. Ces êtres indispensables qui font de très longues carrières et suivent leur gradé de bateau en bateau.
— Oui, Lanier, lui répondit le commandant. On se demande toujours s’il ne prépare pas quelque chose à quoi on ne s’attend pas. Mais je pense qu’on attend en vain. Vercors est un homme sûr. A Southampton, il a été parfait. Enfin... presque.
— Vous pensez à la bouteille de Champagne qu’il voulait ouvrir, pour l’Anglais ?
Les paroles que Vercors avait prononcées, deux jours seulement auparavant, résonnaient encore intactes dans la mémoire du commandant : « Je veux être le premier à faire entrer le bateau le plus beau et le plus pacifique du monde dans un port britannique. » Le commandant comprenait ce que ces mots portaient en eux de hautement symbolique pour l’officier Vercors.
— Le Champagne était peut-être un geste dérisoire, dit-il, mais ça a suffi. En souvenir de son père il lui fallait... disons, marquer le coup face aux Anglais qui avaient coulé le bateau de son père. Je vais vous dire, Lanier, pour moi Vercors a dépassé son problème, la seule chose que je n’évalue pas chez lui, c’est la trace qu’a laissée en lui cette année où il a disparu après avoir quitté Navale et avant de la réintégrer. Je me suis laissé dire qu’il n’y a pas été de main morte, mais je ne sais pas trop ce que ça cache.
— Vous pensez qu’il pourrait à nouveau partir sur un coup de tête ?
— Non. J’ai confiance, le passé est bel et bien derrière lui. L’officier Vercors n’est pas un homme à cultiver les états d’âme. Je lui confierais la direction du France sans aucun souci.
En contrebas, fouetté par les vagues qui passaient au-dessus du pont et trempé par la pluie, l’officier tenait bon contre les vents. Il s’attardait. Il faisait corps avec le navire, il percevait sa respiration, il l’entendait mugir. Il croyait même sentir battre son coeur. Le grand amour du monde de la mer le reprenait et la fantasmagorie du grand-père revenait malgré lui, le submergeant dans ces moments extrêmes avec toute sa force. L’officier connaissait sa capacité à rêver, et il savait que les récits de l’enfance seraient toujours plus forts en lui que la réalité. Il ne se sentait pas simple officier exerçant son métier et allant d’un continent à un autre. Il était le marin de toutes les mers du monde, celui de tous les ports et de tous les bateaux. Le grand-père avait réussi au-delà de toutes ses espérances, et Pierre Vercors luttait contre lui-même, se rappelant sans cesse à son simple devoir, et à sa simple identité de mortel.
Le France traçait sa route contre la furie de l’océan avec une insolente facilité. L’Atlantique Nord avait enfin trouvé un animal à sa mesure, lui qui avait causé tant de naufrages et qui avait roulé dans ses eaux glaciales tant de cadavres hébétés.
— Quel magnifique paquebot ! murmura l’officier dans un souffle.
C’est alors qu’il se décidait à rentrer dans la coursive qu’il fut attiré par des bribes de voix portées par le vent. Ça semblait venir du pont supérieur, de la terrasse du bar de l’Atlantique. Il trouva curieux que des passagers soient dehors à cette heure et par ce temps. Il décida d’aller voir.
35
Béatrice s’était endormie, mais Sophie ne pouvait trouver le sommeil. L’histoire du photographe reparti sur la terrasse l’inquiétait, même si l’Académicien avait
Weitere Kostenlose Bücher