La passagère du France
n’aurait pu soupçonner la moindre trace de cette force soudaine qui allait s’abattre sans prévenir. De la vie de cet homme si discipliné, si cultivé et si sociable, on oubliait le trou noir d’une année entière pendant laquelle il avait disparu. Et quand il avait réapparu, de sa vie et de ce qui s’était passé, il n’avait jamais rien raconté à personne. Personne ne savait que l’officier Pierre Vercors n’avait pas fait ses classes que dans l’univers civilisé de l’école Navale où l’on apprend à diriger des hommes et des navires avec un sens de la hiérarchie et de l’ordre. Il avait plongé dans l’univers des mondes parallèles et appris la dure et froide réalité des ports. Celle des basfonds où ne s’aventurent que les hommes perdus et où les seules règles qui vaillent pour survivre sont celles de son propre instinct. L’officier avait appris à reconnaître l’odeur du danger et du sang. En voyant les deux là-haut, l’un qui gesticulait de trop, et l’autre qui restait de marbre, il sut qu’il y avait urgence et réagit à la seconde même avec la rapidité d’un félin. Agrippant le bastingage d’une seule main, il se hissa entre les deux hommes, et, avec une violence qui laissa Sophie stupéfaite il les plaqua au sol en laissant échapper un cri rauque et bref. Son attaque fulgurante ne donna aux deux hommes aucune chance de réaction. Le photographe lâcha la bouteille qui vola dans les airs avant d’aller s’abîmer dans les flots, et le couteau du machiniste glissa sur la terrasse mouillée et tomba aux pieds de Sophie. Il s’en fallut d’un millimètre qu’il ne lui transperce le pied. Glacée par la soudaineté de la scène, Sophie regardait maintenant cette lame briller à ses pieds avec terreur. Au-dessus, bien que sonné, l’homme en bleu de travail s’était relevé et il cherchait fébrilement son couteau. En se penchant il l’aperçut en contrebas. Sans un seul regard pour Sophie, il sauta pardessus le bastingage, ramassa son couteau, ouvrit la porte de la coursive et disparut. Elle eut juste le temps d’apercevoir la fine cicatrice qui barrait sa joue.
Le photographe aussi s’était relevé et, dégrisé, il regardait incrédule l’officier face à lui. Qu’un officier se soit permis une pareille violence le laissait sans voix. Encore retourné, il trouva pourtant la force de glapir.
— Ça ne se passera pas comme ça, vous vous prenez pour qui ? Votre uniforme ne vous donne aucun droit, j’en ai vu d’autres moi, des uniformes, sur les terrains de guerre et ils ne m’ont pas fait peur Qu’est-ce que vous croyez ! Que je vais m’aplatir ? Vous allez voir, moi aussi j’ai mon arme secrète.
Tout en parlant, il avait attrapé le Leica qui ne le quittait jamais et qui pendait en bandoulière à son épaule et il s’apprêtait à photographier l’officier, pour preuve de l’agression qu’il venait de subir. Mais il n’eut pas le temps d’aller plus loin. L’officier lui arracha son appareil d’un seul geste et, sans l’ombre d’une hésitation, il l’envoya se perdre dans les eaux déchaînées. Sophie en eut le souffle coupé. Un tel geste de la part d’un officier contre l’outil « sacré » d’un professionnel était impensable. Le photographe n’arrivait plus à trouver sa respiration. Ses derniers clichés étaient perdus et Sophie le voyait ouvrir la bouche pour parler, mais il était en tel état de choc qu’il n’y arrivait pas et il pointait le doigt vers l’officier d’un geste qui se voulait menaçant. Sophie vit alors ce dernier le prendre au collet sans ménagement.
— Quand on balance des bouteilles contre la coque d’un navire sans tenir compte de ceux qui l’ont construit, on court un grand risque : voir quelqu’un d’autre faire subir le même sort à son outil de travail.
— Vous... vous êtes un fou, un malade. Tout mon reportage est fichu, mon journal se plaindra, je dirai tout. Un officier normal ne ferait jamais ça, jamais ! Je vais... vous faire...
— Je ne suis pas un officier normal ! Mettez-vous bien ça dans la tête et fermez-la. Vous allez rentrer dans le bar et ravaler votre salive. Si, à cause d’un seul mot de vous, le premier voyage du France est entaché, vous regretterez de m’avoir croisé.
Le photographe n’en menait pas large, il grogna pour la forme et s’éloigna sans en rajouter. Sophie avait tout suivi de cette scène invraisemblable et tout
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