La Pierre angulaire
maussade. Haguenier scrutait anxieusement ce visage si connu et dont il n’arrivait pourtant pas à comprendre les changements. Elle était visiblement gênée par le regard inquisiteur de Mongenost et osait à peine tourner les yeux sur son ami. Haguenier lui raconta le malheur qui venait de lui arriver ; et elle hocha la tête, d’un air préoccupé. « Voilà, dit-elle, à quoi mène le fol amour. Ne doit-on pas haïr un tel sentiment ? »
Elle parlait sur un ton forcé et affecté, où il y avait presque du défi. « On doit plutôt haïr la jeune fille qui a méconnu un tel amour, dit Haguenier.
— Si elle ne l’aimait pas qu’y pouvait-elle ? Sachez, seigneur chevalier, que la première règle de courtoisie est de ne pas blâmer les dames et le libre choix de leur cœur. »
« L’ai-je offensée ? » pensait Haguenier, en examinant avec une tendresse inquiète ce pâle visage alangui et indifférent appuyé contre la broderie rouge sombre du mur – il mourait d’envie de poser sa joue sur le mince bras allongé sur le coussin de cuir ; et la présence de Mongenost qu’il sentait peser sur Marie lui devenait une torture. Il sentait qu’elle était comme sur des charbons ardents à cause de cet homme. Dans l’état où il était, toutes les sensations devenaient dix fois plus aiguës et plus douloureuses qu’autrefois, et un sentiment d’horreur et de honte l’envahissait devant cet homme sec et noir, devant sa barbe en collier, son nez d’oiseau, les poils sur le dos de ses mains, jamais il ne l’avait encore ressenti de cette façon – car cet homme était son maître à lui et le possédait corps et âme, puisqu’il était maître du corps de Marie. Être là exposé aux regards de cet homme qui avait sur lui un avantage si humiliant, et qui savait tout et qui jouissait de son trouble, c’était intenable et c’était obscène, comme si un horrible lien d’amour contre nature l’avait lié à cet homme. Et tel était le dégoût qui l’envahissait, qu’Haguenier sentait que Foulque et lui ne pouvaient vivre ensemble sur la même terre. C’était là le dégoût dont Ernaut était mort. « Eh bien, pensait Haguenier, il était plus fier que moi. Faut-il que je le sois peu pour avoir supporté cela si longtemps. » Il se méprisait, mais Marie était là, tendue et crispée et dont il ne pouvait deviner la volonté, et cela le tourmentait tant qu’il n’avait plus de volonté à lui.
Foulque se leva et proposa aux dames et à son hôte de le suivre au verger pour cueillir quelques poires qui devaient être mûres à point. Haguenier trouva alors que la voix et les gestes de cet homme avaient quelque chose de si faux et de si vulgaire qu’il ne pourrait supporter sa présence plus longtemps. Il s’excusa et dit qu’il devait aller voir sa sœur à Pouilli. Au moment où Foulque approchât de la porte, Marie tendit la main à son ami avec un regard à la fois tendre et effrayé, et dit : « Revenez bientôt. » Il lui baisa la main et partit.
Et Mongenost, resté avec sa femme dans la salle basse, lui fit une scène terrible, car il était convaincu à présent qu’elle l’avait trompé. « Il n’y avait qu’à voir vos têtes, disait-il, vous n’allez pas me dire qu’il n’y a entre vous que vertu et courtoisie. Du reste, je m’en doutais, vous êtes devenue bien bizarre ces dernières semaines. Il était mon hôte et je ne pouvais rien dire, mais dès que je le verrai ailleurs je le tuerai.
— Par quoi faut-il vous jurer ? cria Marie. Je trouverai vingt femmes d’honneur pour vous jurer avec moi, je porterai le fer rouge si vous voulez ! Sachez qu’il m’a juré sur sa croix de ne jamais toucher à mon corps. Et si vous lui faites du mal je vous ferai honte devant toute la cour, car tout le monde sait combien il est pur et sans reproche, et vous passerez pour un criminel.
— Cela vaut mieux que de passer pour un mari complaisant. Même s’il n’y a rien eu entre vous, mon honneur est en cause.
— Vous étiez moins fier quand il s’agissait d’Henri de Bar, qui était si fou qu’il parlait de me violer. À lui, vous n’auriez rien osé faire.
— J’avais confiance en vous, alors. Mais maintenant vous êtes à l’âge où les femmes deviennent comme des chiennes folles.
— Si vous osez attaquer ce garçon, dit Marie, je me ferai religieuse et je ferai don de tous mes biens au couvent.
— Et vous ferez bien ! cria
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