La Pierre angulaire
seule.
— Ne me posez pas de conditions. Vous m’avez promis. Je vous aime plus que tout au monde, maintenant, et c’est peut-être de cela que Dieu me punit. Ami, ami, à quoi cela nous a-t-il servi de nous aimer d’amour pur, puisque nous ne pouvons éviter les humiliations qui sont le lot des amants coupables ? C’est dans le secret du cœur qu’il faudra nous aimer maintenant, et faire notre devoir chacun de son côté. Si vous voulez, mariez-vous, vous obéirez ainsi à votre père ; je ne vous en voudrai pas. Je n’en croirai pas pour autant que vous m’aimez moins.
— Je vous resterai fidèle toute ma vie, jamais je ne toucherai à aucune femme. Je vais entrer en religion, dame. »
Elle le regarda avec effroi. « Non, ne décidez pas une chose pareille à la légère. Dieu vous garde. Mon ami très cher, il faut que je parte, adieu. Je ne vous oublierai jamais. »
Il plia le genou, puis se pencha jusqu’à terre et appuya son visage contre les petites chaussures violettes de Marie.
*
* *
« Vraiment, dit Pierre, ce n’était pas la peine de me déranger si vous n’aviez pas l’intention de provoquer votre homme. Je me suis confessé pour rien. Et puis, vos camarades savent déjà que vous avez une querelle.
— Cela m’est égal, ce qu’on pense de moi, maintenant. Nous n’avons plus qu’à aller à Linnières, puisque père tient tant à me voir. Ma solde expire à Noël, mais je voudrais quitter le service avant. Si vous voulez, vous me remplacerez, vous y mènerez une vie plus gaie qu’à Linnières. Je me charge d’obtenir cela de notre père. Je vous laisserai mes armes.
— Ah ! ce n’est pas de refus, dit Pierre, à Linnières je me sens comme un loup en cage. Si le comte de Brie veut d’un bâtard à son service je prierai Dieu pour lui toute ma vie. Et pour vous aussi, frère. »
La journée du lendemain était pire que les précédentes. Il faisait lourd, on se sentait comme dans un four. Des nuages roussâtres se traînaient sur l’horizon : au sud, des forêts devaient brûler quelque part. Vers la fin de l’après-midi – les deux frères n’étaient pas loin de Hervi –, le ciel brumeux s’enflamma tout entier, brusquement, d’un énorme éclair de chaleur, qui parut faire vaciller les collines immobiles et silencieuses. Tout avait comme changé de couleur pour un instant, et redevint gris, et il n’y eut pas de tonnerre, seulement un coup de vent chaud. Les deux jeunes gens se signèrent, terrifiés, et se regardèrent. Tous deux pensaient à Herbert.
LES FÉES
La nuit, devant leurs âtres éteints, les femmes des villages de Bernon, de Linnières, de Hervi, pétrissaient des galettes pour les fées.
À Septembrate il n’avait pas plu. On avait fait une procession jusqu’à la fontaine Sainte-Anne en forêt, puis à Puiseaux ; puis on avait fait une procession jusqu’à Saint-Cydroine, avec la grande croix de l’église de Hervi, le curé en tête ; tous, hommes, femmes et enfants, avaient défilé sur les routes poudreuses, il y avait plus de trois lieues jusqu’à Saint-Cydroine. Le curé de l’église avait porté dans les champs les reliques du saint ; des paysans avaient amené leurs vaches aux pis desséchés, leurs ânes pelés aux yeux rouges, pour attendrir le saint. Les petits enfants, alanguis par la chaleur, se traînaient en pleurant, et s’accrochaient aux jupes de leurs mères. La pluie n’était pas venue.
Des chiens enragés rôdaient dans le pays et avaient déjà mordu plusieurs enfants et un berger. On avait enfermé le berger dans une cabane de chasseurs près de la forêt et roulé de grosses pierres à la porte, et la nuit ses cris parvenaient jusqu’au village et faisaient trembler les moutons dans leurs enclos. On abattait les bêtes par dizaines.
Le prévôt d’Herbert était venu la veille de Septembrate avec ses soldats pour réclamer son dû ; la récolte avait été mauvaise, une partie du blé et du seigle avait brûlé à cause de la sécheresse ; les gens de Linnières, sur le conseil du curé, avaient caché trente muids de seigle dans la cave de la cure, le prévôt avait flairé la ruse et, pour punition, avait confisqué tout le seigle caché. Les soldats avaient pris et fouetté avec des lanières de cuir quatre hommes et trois femmes qu’on disait responsables du recel. Si bien qu’après le passage du prévôt, les enfants ne chantaient plus à l’orée du bois que des chansons
Weitere Kostenlose Bücher