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La Pierre angulaire

La Pierre angulaire

Titel: La Pierre angulaire Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Zoé Oldenbourg
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est mort, j’ai eu beau prier. Mon enfant si beau. Mon Dieu, si cet enfant doit être pour son père païen ce que le mien était pour moi, alors faites-le grandir, et qu’il ne meure pas à vingt ans. Mais c’est grand dommage que votre saint sacrement ait été ainsi profané. Je vous jure que ce n’était pas de ma faute.
    » Mon Dieu, pourquoi me faites-vous vivre au milieu de cette gent païenne qui ignore votre nom ? Je ne les méprise pas, bien sûr, ce sont vos créatures. Mais c’est dur de penser que je n’entendrai plus votre nom prononcé par un chrétien. Où est Auberi ? Je l’ai peut-être envoyé à la mort ; et je vis. Noël est passé, et je n’ai pas entendu chanter le chant par lequel les anges vous ont glorifié en cette nuit-là ; Pâques va venir et il n’y aura pas de semaine sainte pour moi. »
    À la venue du printemps, le vieux demanda à être mené sur le rempart qui donnait au sud, sur la vallée pour qu’il pût y prier, la face tournée vers Jérusalem. L’hiver l’avait affaibli, il avait perdu l’habitude de marcher, il avait à présent des accès de toux et de fièvre de plus en plus fréquents, on eût dit que rester immobile quatre mois entiers l’avait épuisé plus que deux années de marches et de fatigues. À présent toute la famille du potier s’occupait de lui comme d’un parent, et Ibn’Ismaïl lui envoyait tous les jours les meilleurs morceaux de ses repas. Il n’était plus dévoré par la vermine et couchait sur une natte à peu près propre. Mais il tenait à rester dans son coin aux chèvres, près de sa croix de bois. Et il se languissait comme un aigle enfermé dans une cage. Même Munirah arrivait rarement à le faire sourire. « Finie ma force, pensait-il, finie ma vie, je n’en ai plus pour longtemps à présent. » Et la tristesse le gagnait, une tristesse mortelle, animale, la tristesse d’une bête qui sait qu’elle va mourir, et mourir loin de son terrier.
    Jamais encore il n’avait rien ressenti de pareil. C’était comme s’il avait oublié sa vie passée et ses malheurs. Même à Bertrand il ne pensait presque plus. Il pensait qu’il eût aimé être couché en forêt près d’un ruisseau et sentir l’odeur de la terre humide et de la mousse, et entendre le chant du coucou. Il eût voulu manger des fraises des bois, il eût voulu se reposer sur du foin frais sentant la menthe et le trèfle. Il avait même du mal à prier, il eût aimé entendre le son des cloches au lieu des chants du muezzin.
    Quand Munirah le menait par la main le long de la rue étroite du village, il marchait lentement, comme un vieillard, traînant avec peine ses pieds engourdis. Les enfants dans la rue, les femmes portant des cruches d’eau sur la tête, les artisans travaillant sur le pas de leurs portes s’écartaient un peu au passage de ce grand homme noir, large et maigre, qui marchait toujours raide et la tête haute, et qui, avec sa longue barbe bouclée, avait l’air de quelque prophète des temps anciens. On savait qu’il avait guéri par miracle le fils d’Ibn’Ismaïl, et on le tenait pour un magicien, sinon pour un saint homme. Les femmes cessaient de bavarder en le voyant et empêchaient les enfants de le tourmenter, les hommes lui adressaient un essalamalik plein de déférence, et auquel il était bien forcé de répondre. Mais rien, ni les coups du chamelier ni le travail au moulin, ne l’avait humilié autant que ce respect dont il se sentait entouré. Eh quoi, il ne se croyait pas plus modeste qu’un autre ; il eût aimé être respecté comme un bon soldat, par d’autres soldats, fussent-ils païens. Mais un respect mal placé est une injure, et que lui faisait l’estime de paysans ignorants qui le prenaient pour ce qu’il n’était pas ? Cela aussi, il était bien obligé de le subir sans trop de mauvaise grâce, après tout, ces gens étaient bons pour lui. Ce n’était pas de leur faute s’ils étaient si stupides.
    Il venait s’asseoir sur le rempart et tournait la tête dans la direction de Jérusalem, ouvrant toutes grandes les paupières de son œil mort, comme s’il pouvait espérer apercevoir la ville sainte. Elle était à quelques lieues, des hommes d’ici allaient en pèlerinage à la mosquée d’Omar, des hommes de Jérusalem se rendant à Naplouse passaient sur la route au-dessous des remparts, et le vieux entendait les clochettes de leurs chameaux et des cris des muletiers. Et il aspirait

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