La Pierre angulaire
toute baptisée qu’elle fut, oui, bien sûr, il était absurde de s’attacher à cette créature livrée au démon et servante de Mahomet. Mais quoi, suis-je moi-même mieux qu’une bête, à présent ?
Un objet de risée pour ces paysans arabes qui venaient parfois dans la maison du potier, et jetaient à l’esclave franc des morceaux de mouton déjà rongés jusqu’à l’os. Il ne daignait pas les ramasser, ou les donnait au chien. Et les hommes riaient, et le traitaient de serviteur du bois. Ali était un homme encore jeune, et pas méchant, d’humeur gaie ; il n’aimait pas les Francs, bien sûr, mais celui-là était un pauvre homme aveugle, il l’avait pris dans sa maison comme il eût pris un chien errant, à un animal affamé on ne demande pas de croire au Prophète ; à un chrétien non plus. Mais parfois, après un bon repas, il s’égayait un peu aux dépens du Franc, sans méchanceté, comme on rit d’un enfant.
Ils lui donnaient des morceaux de bois en disant que c’était le bois de la croix, et qu’il devait l’adorer, le vieux voyait bien que leurs rires n’étaient pas méchants, qu’il le méprisaient seulement un peu d’être adonné à une grossière superstition – c’était lui le païen pour eux, et il ne pouvait guère en être vexé. Mais c’était tout de même dur d’entendre moquer sa religion. Par défi, il avait ramassé leurs bouts de bois et les avait taillés avec une lame de couteau cassée, de façon à les faire emboîter les uns dans les autres et à les arranger en forme de croix. Et il avait accroché cette croix au mur, dans le coin où il couchait près des chèvres. Qu’ils sachent, les ignorants, que depuis le jour où Dieu a voulu être cloué sur du bois, le bois le plus vil est devenu plus saint et plus noble que l’or pur. Si sur Dieu même on a craché, que peuvent-ils profaner en riant de ma croix à moi ? Et il la touchait avec tant de ferveur en faisant sa prière que le potier et ses amis n’osaient plus rire de lui, et quand, par curiosité, ils lui donnaient encore des bouts de bois – restes de bât cassé ou de poutre pourrie – il les prenait tranquillement, et les arrangeait de façon à agrandir et à orner sa croix.
Les pluies étaient passées, l’hiver était venu avec ses vents, et le gel et la neige qui fouettaient au visage les guetteurs sur le mur et les voyageurs se rendant à Naplouse avec leurs mulets chargés d’outres et de pots qu’on allait vendre en ville. Le vieux avait appris à régler sa vie d’après les appels du muezzin, et s’y était habitué si bien qu’il faisait le signe de croix dès qu’il l’entendait, et se mettait à dire ses prières – sans jamais oublier de maudire d’abord la foi de Mahomet. À genoux, les mains sur sa grande croix de bois, il priait sans se soucier de la famille du potier, eux aussi faisaient leurs prières et le laissaient tranquille. Munirah venait parfois se blottir contre lui, et à ces moments-là il la repoussait assez rudement, et alors elle s’agenouillait à ses côtés et imitait les gestes qu’il faisait, se signant et s’inclinant jusqu’à terre, et jetant à la dérobée des coups d’œil sur le grand Franc, pour voir s’il l’approuvait. Les parents, qui avaient surpris ce petit manège, ne faisaient qu’en rire – une fille, ce n’est pas comme un garçon, qu’elle s’amuse à singer le chrétien, puisque de cette façon elle se tient tranquille.
Et comme cet hiver-là aucun des enfants n’était tombé malade, Salma, la femme du potier, s’était mise à regarder le Franc comme une espèce de saint homme, et lui offrait en cachette de son mari des olives et des figues sèches, et le peignait parfois elle-même et lui lavait les pieds – elle croyait fermement aux miracles accomplis sur des tombeaux d’ermites chrétiens et vénérait Notre-Dame de Tortose ; comme toute femme du peuple, elle estimait qu’il n’y a jamais assez de saints et de lieux sacrés pour protéger les enfants des maladies et les récoltes du mauvais temps et des pillages.
Son mari riait de sa superstition ; mais il aimait bien l’esclave franc. Cet homme avait un sourire large et simple, et une voix grave, et savait assez d’arabe pour répondre aux injures et pour dire merci, et n’oubliait jamais de porter la main à sa tête et à son cœur en signe de reconnaissance, comme le font les croyants, on ne pouvait donc le regarder tout à fait
Weitere Kostenlose Bücher