La Pierre angulaire
comme un sauvage. Et Ali, tout en trouvant ridicule l’idée d’adorer un morceau de bois, n’était pas loin de considérer la croix du vieillard comme une espèce de talisman qui pouvait porter bonheur à sa maison. Allah pouvait envoyer sa sagesse même aux idolâtres. Celui-là avait certainement le cœur pur, et eût pu se convertir, si seulement un homme sage avait été là pour lui expliquer la vraie foi.
Un jour, Fatimah, la voisine d’Ali, était venue chez Salma, portant dans ses bras son fils, un tout nouveau-né, il n’y avait que cinq jours qu’on lui avait découvert les yeux ; il ne prenait pas le sein et dépérissait. Elle voulait, disait-elle, le faire bénir par l’homme franc. Qu’il verse sur lui de l’eau et dise les mots sacrés des chrétiens ; les chrétiens sauvent leurs enfants de cette façon-là. Toutes les prières du muezzin n’avaient pu rien faire.
Le vieux refusa net. Il n’était pas guérisseur, et ne savait aucune incantation de ce genre ; pour un cheval, encore, il savait certains mots qu’il faut faire, pas pour un enfant. Il se fâcha encore plus quand il comprit qu’on lui demandait de baptiser l’enfant. C’est un sacrement de Dieu, « chose sainte d’Allah », expliquait-il, il ne pouvait le faire pour que l’enfant vive comme un chien après, et prie Mahomet. Elles avaient des outres vides, pas des têtes ; elles ne savaient pas que c’était une chose défendue par leur foi.
Il fallait bien croire que le vieux ne possédait pas assez la langue pour bien faire comprendre aux femmes de quoi il s’agissait. La mère pleurait. Elle n’avait que des filles. C’était son premier fils. Elle s’était tant réjouie de sa naissance, Ibn’Ismaïl, son époux, avait offert un mouton en sacrifice. Etait-elle condamnée à rester sans fils, et à se voir un objet de mépris pour sa famille ? Voilà que Yousouf, la lumière de ses yeux, s’éteignait à sa vue, et elle n’avait plus qu’à se crever les yeux pour ne pas le voir mourir, qu’à se déchirer les seins pour se délivrer de ce lait qui ne servait plus à rien. Salma se lamentait aussi, et ses filles pleuraient tout haut ; et le vieux, abasourdi, attendait patiemment qu’elles aient fini. Il avait pitié. Mais que peut-on faire contre la sottise des femmes ? Fatimah lui mit le nouveau-né sur les genoux. « Voilà, il va mourir, il n’a plus de souffle. Si tu le bénis, il vivra peut-être. » Et le vieux tâta de ses mains le petit corps décharné et tout froid, et se dit qu’en effet il ne devait pas y avoir beaucoup d’espoir.
Alors il se décida, et demanda une cruche d’eau. « Puisqu’il se meurt, je sauverai du moins son âme, se dit-il, pourquoi un enfant innocent irait-il en enfer ? » Et il versa de l’eau sur le front de l’enfant et le baptisa Jean, au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit. Les femmes, accroupies face à lui, le regardaient faire, bouche bée, pleines de terreur. Puis Fatimah, toute tremblante, reprit l’enfant, et le mit à son sein. Et il prit le sein et se mit à têter.
Le soir même, Ibn’Ismaïl, le mari de Fatimah, venait voir le chrétien pour lui offrir un manteau de laine, en signe de gratitude ; « il était sûr, disait-il, que son fils était sauvé et qu’il vivrait ». Et le vieux en était plus contrarié qu’heureux, car il ne voulait nullement être pris pour un sorcier de village, et de plus il se trouvait responsable d’une âme chrétienne qui allait être forcée à renier Dieu et à servir Mahomet. Il refusa le présent et renvoya Ibn’Ismaïl avec des mots durs, c’était Allah qu’il fallait remercier, lui-même n’avait rien fait et ne savait rien faire, tout cela n’était que superstition de femmes. L’autre lui jurait qu’il était son serviteur à tout jamais et qu’il voulait le traiter comme son père et lui donner une place dans sa maison. Ansiau eut beau le nommer fils de juif, et même fils de chrétien, et appeler sur sa tête les malédictions d’Allah pour sa sottise ; Ibn’Ismaïl demeura persuadé que le Franc était un saint homme qui se dérobait à la gratitude par humilité.
« Ô mon Dieu, je sais bien que votre sacrement est une grande chose, pour le corps comme pour l’âme, et que même d’un oisillon tombé du nid vous avez pitié. Je dois bien vous louer d’avoir eu pitié de cette femme et d’avoir laissé vivre son petit enfant. Mais voilà, mon enfant à moi
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